La parole est une arme : « vous êtes stupide ! »
La parole est manipulée : « je ne dis pas que vous êtes nul ! »
La parole a un sens : « prenons le temps d’aller vite… »
Chacun s’est déjà trouvé en difficulté face à une langue étrangère. Voyager en France, c’est, parfois, rencontrer des langages étrangers : la langue de bois, la langue de plomb et la langue de coton.
L’individualisation des rapports sociaux a renforcé la sensibilité à la manipulation, la confiance dans les mots s’est érodée à force de ne pas vouloir dire la vérité.
Pour ne pas subir de manipulation, il est important de savoir décoder le sens des mots qui nous sont destinés et que nous destinons aux autres.
Attention, tout de même, à ne pas sombrer dans la paranoïa, en devenant adepte de la théorie du complot.
Les techniques de manipulation – La langue de bois
Elle est utilisée pour endormir la vigilance ou mettre en veille la susceptibilité de son interlocuteur.
Elle est ainsi le langage de la diplomatie ou de la politique, mais aussi celle de certains managers :
“votre travail et votre comportement méritent un accompagnement un peu plus serré et je vais vous offrir une formation à cet égard,”
plutôt que de dire :
“votre travail et votre comportement sont insatisfaisants et si vous ne vous améliorez pas il faudra trouver un autre poste.”
Dans le monde du travail, on ne dit plus : je suis au chômage, on dira plutôt : je suis en transition professionnelle.
On favorise les investissements éthiques, sans préciser la nature réelle des valeurs que l’on veut promouvoir.
Dans l’administration, pour ne pas choquer les personnes aux prises avec la réalité, on emploie la formule : vous n’êtes pas éligible à cet avantage social, au lieu de dire vous n’y avez pas droit.
Les détentions administratives masquent le terme de prison.
Les camps de rétention masquent les camps de prisonniers.
Dans le langage militaire, l’aviation ne bombarde plus, mais délivre des missiles.
On parle de neutraliser l’adversaire, et non de le tuer.
On provoque des dommages collatéraux, et non des morts et des blessés.
Bref, parler la langue de bois consiste à faire en sorte que personne ne parle à personne.
Quand un manager déclare :
“il faut développer les approches transversales et collaboratives afin de favoriser, dans un contexte de forte contrainte budgétaire, l’émergence d’idées nouvelles et de fluidifier le travail collectif,”
on peut soupçonner qu’il s’agit de réductions d’effectifs et de travailler plus. Mais, acculée par des questions, l’administration répondra sûrement qu’il s’agit de travailler mieux…
La langue de bois protège celui qui la pratique mais déresponsabilise celui qui la subit.
La langue de plomb
Quand la crise s’approfondit, quand le mécontentement gronde, il va falloir reprendre le contrôle de la situation et étouffer dans l’œuf tout germe de contestation. On va alors changer de langue.
La langue de plomb (appelée langue de chêne en Russie) est utilisée par les gouvernements totalitaires comme les personnes à tendance autocratique : C’est faux ! ; Votre comportement est inexcusable et inqualifiable.
On ne parle plus de résistants mais de terroristes, voire au mieux de rebelles ou d’insurgés.
Face au langage de plomb utilisé par certains gouvernements, un grand organe de presse éprouve des difficultés pour qualifier ceux qui veulent le rattachement de l’Ukraine à la Russie : le journaliste hésite entre séparatistes prorusses, insurgés prorusses, rebelles retranchés.
On utilise alors des phrases fortes qui sont indiscutables : La France, c’est la France. Une femme, c’est une femme. Un ordre, c’est un ordre.
La langue de coton
Lorsqu’il s’agit de rassembler, de ne pas fâcher, d’endormir les oppositions, rien de mieux que la langue de coton. Elle a pour objectif de neutraliser, de pacifier, de noyer le poisson.
Elle est lénifiante et ne comporte aucune aspérité :
François Hollande se pose une question sans s’engager sur des réponses. D’autre part on ne décèle aucun responsable des massacres en Irak et en Syrie, l’utilisation du mot, ON, permet de ne pas prendre parti ; à Gaza il ne s’agit pas de massacre mais de conflit meurtrier.
Que se passe-t-il derrière ces mots, si ce n’est faire oublier l’existence d’intérêts divergents et profondément contradictoires qui causent des morts et qui sont réglés par l’emploi de la force ?
On neutralise le réel en utilisant des mots déresponsabilisant comme :
“la tragédie vietnamienne ; le problème palestinien ; le fléau du chômage.”
Où sont les responsabilités ? Où se situe le débat ? Il n’y en aura pas, puisque malheureusement c’est ainsi que va le monde…
Allons donc comprendre ce que signifie cette phrase d’ordre virale, réutilisée dans tous les conflits du XXIème siècle :
“personne ne souhaite que les opérations militaires se prolongent au-delà de ce qui est nécessaire.”
Comment est-il possible d’être manipulé en démocratie?
Environ 500 avant JC, explique Philippe Breton, la cité grecque athénienne invente la démocratie, en cadrant l’espace de la parole, en créant un lieu dédié aux débats égalitaires, l’AGORA, lieu dans lequel les inégalités s’effacent temporairement devant le droit des citoyens à débattre à égalité.
L’art oratoire devient l’outil du débat égalitaire.
Il existe même les traces d’un manuel d’art oratoire à destination de tous, rédigé par Corax1 qui décrit comment chercher à calmer par des paroles insinuantes et flatteuses l’agitation de l’assemblée qu’il nommera l’EXORDE.
Les siècles suivants seront marqués par de forts reculs de la démocratie, mais comme aucun gouvernement, même absolutiste, ne tient longtemps sans l’assentiment d’une majorité de citoyens, l’art du « convaincre » va prendre place dans les discours politiques2.
L’art du « convaincre »
La naissance de la propagande au XVIIème siècle, avec le pape Grégoire XV qui réunit une congrégation pour la propagation de la foi va voir progressivement le monde moderne se diviser en deux :
- ceux qui ont une cause à défendre ;
- ceux qui constituent un public à gagner.
Le XIXème siècle va cristalliser deux idéologies et le XXème va les voir s’affronter.
Aujourd’hui, l’art d’influencer domine
Il domine la communication dans l’entreprise, dans la vie économique, politique et sociale prend ses sources dans les techniques publicitaires.
La première étape de toute manipulation consiste à faire croire à son interlocuteur, qu’il est libre… malgré toutes les tentatives d’influence dont il est la cible…
Au premier niveau on informe : voici un stylo que l’on peut utiliser dans n’importe quelle situation, assis, couché, debout…
Au second niveau, on influence : ce stylo a été inventé pour les astronautes qui étaient en apesanteur…
Au troisième niveau, on façonne les consciences3 : Georges Clooney et Scarlett Johansson signent leurs autographes avec ce stylo…
La parole manipulée est une violence symbolique qui va soit empêcher de penser, soit orienter la pensée.
Elle s’appuie sur une stratégie centrale : la réduction de la liberté de l’auditoire de discuter ou de résister à ce qu’on lui propose. Cette stratégie doit être invisible.
Pour un maximum d’efficacité on va faire oublier aux personnes qu’elles ont le statut de citoyen et on va le dissoudre :
- d’abord dans une autre entité, le consommateur ;
- puis en segmentant de plus en plus, le citoyen consommateur va se voir affecter une identité de pouvoir d’achat (les CSP) ;
- puis l’appartenance à une communauté religieuse (hallal, casher…), régionale (alsacien, basque…) ou ethnique (cheveux crépus, lisses…).
Le pas entre l’influence et la manipulation va être franchi dès lors que l’on va associer, art oratoire, art du convaincre, art d’influencer avec la désinformation et la propagande.
Cinq règles successives à appliquer pour un maximum d’efficacité :
- la simplification (les bons et les méchants)
- le grossissement (l’exceptionnel est généralisable)
- l’orchestration (la mobilisation des réseaux)
- la transfusion (l’effet d’imitation par des personnalités d’influence)
- la contagion (la majorité contre la minorité).
Comment se repérer et comment reprendre le contrôle du sens de la parole ?
Avant tout, savoir identifier les techniques de manipulation est indispensable.
Philippe Breton (déjà cité plus haut), spécialiste français de la parole et de la communication, classe ces techniques en deux grandes catégories que nous simplifions ici :
La manipulation des affects :
- l’appel aux sentiments (tu ne me fais pas confiance?),
- la séduction démagogique (je pense comme vous),
- la séduction par le style (il parle bien),
- la manipulation des enfants,
- l’amalgame affectif (si tu me dis ça, c’est que tu ne m’aimes pas),
- l’effet fusionnel (nous sommes bien d’accord, n’est ce pas?),
- la répétition,
- l’hypnose et la synchronisation (regardez-moi bien dans les yeux),
- le toucher…
La manipulation cognitive :
- Avec “le cadrage manipulateur”, qui consiste à ordonner les faits soit, en transformant le vrai en faux ou réciproquement, soit à orienter les faits, en masquant une partie de ces faits.
- Avec “le cadrage menteur”, qui consiste en un mélange de vraies et fausses informations.
- Avec “le recadrage abusif”, qui passe par un travail sur le sens des mots : les pilules X peuvent soulager la douleur. La lessive Y lave plus blanc (que quoi ?). Mettre deux impératifs côte à côte : passez l’hiver sans rhume, prenez les pilules Z. L’utilisation de mots piégés : terroristes au lieu de résistants. Alors qu’en réalité, ce n’est pas le froid qui tue les sans-abri, c’est la misère. Ce n’est pas l’anticyclone qui pollue, c’est la voiture. Ce n’est pas le cancerqui tue, ce sont les produits chimiques.
Pour apprendre à se défendre et reprendre le contrôle de la parole, quelques clés
Plutôt que d’écouter ce que l’on nous dit, se dire qu’est-ce qu’il cherche à me dire ?
Plutôt que prendre des notes ou subir un discours, nommer les techniques utilisées par l’autre.
Ensuite se poser les bonnes questions :
- plutôt que dire je ne suis pas d’accord, rassembler dans un problème à résoudre ce que dit l’autre et votre propre opinion.
- plutôt que se dire qu’est-ce qu’il me dit ? Se dire, pourquoi me dit-il cela.
Attention, si vous êtes manipulable vous pouvez aussi être manipulateur…
Posez-vous donc la question : qu’est-ce que cela peut me rapporter à court terme, à long terme ? Et ne vous trompez pas de choix entre prendre du plaisir à manipuler, et obtenir la satisfaction de vos intérêts.
En se mettant à la place de l’autre vous saurez mieux identifier les effets positifs et négatifs de votre type de communication.
En conclusion
La vigilance s’impose, comme nous le dit Jérôme Lecocq, car penser, cela provoque des remous, cela peut remettre en cause le pouvoir et l’ordre établi. Et la langue de bois est presque toujours un outil au service du pouvoir, de celui qui la manipule.
J’utilise la langue de bois, de plomb ou de coton car :
- Je veux garder le contrôle, le pouvoir.
- Je ne veux pas affoler les gens. Je ne veux pas les heurter.
- Je veux aussi faire bonne impression. Je veux qu’ils m’accordent du crédit en tant que responsable, expert, homme de connaissance…
La manipulation et les tactiques déloyales ne supportent pas la rationalité et son questionnement.
Posez toujours des questions, c’est vous qui serez le patron d’une négociation.
Mais soyons optimiste, la démocratie est toujours là. Elle progresse un peu tous les jours avec l’accroissement de ce l’on nomme les comportements citoyens, et donc responsables.
Nous n’irons certainement pas utiliser l’ostracisme, comme les grecs de l’époque de Clisthène en 487 av. J.-C. qui avait créé un système de protection par rapport à des personnages qui deviendraient trop influents : on écartait pendant 10 ans une personne de la cité sans la punir quand on constatait sa trop grande capacité d’influence par la parole.
Un dernier mot, vous êtes d’autant plus manipulable que vous avez peu de vocabulaire pour vous exprimer. Plus vous possédez de mots, moins vous serez simpliste et d’autant moins manipulable. Regardez moins d’images, et lisez plus souvent…
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