Entretien imaginaire avec Michel Rocard au paradis du dialogue social[1]
- Allo ? Monsieur Rocard ?
Quel regard portez-vous sur la crise sociale actuelle ?
- Quel gâchis ! En 2008, j’expliquais comment j’ai tenté d’appliquer une réforme des retraites au corps social français déjà plus que réticent.Voici la méthode que j’avais suivie et qui n’a malheureusement pas été continuée par mon successeur à Matignon.
- Sur quoi reposait cette méthode ?
- Quatre étapes structurées qui n’ont pas été relayées en 1992 et qui n’ont pas été appliquées en 2018 et 2019
- La première ?
- « Un diagnostic partagé par toutes les organisations syndicales. »
- C’est pourtant ce qu’a tenté Monsieur Delevoye pendant deux ans ?
- Il n’a pas obtenu ce que j’avais pu construire à l’époque:
« La prise de conscience de l’augmentation de l’espérance de vie… Il est apparu clairement que syndicat et opinion publique se refusaient à deux approches ; l’augmentation des cotisations ou la diminution des pensions. L’allongement de la durée de cotisation apparaissait comme le levier le plus acceptable par le corps social. » - La seconde étape ?
- « J’ai soumis le texte, rédigé à chaque partenaire social pour qu’il soit épuré de toute charge symbolique contre-productive. Rencontre de chaque syndicat en bilatéral pour éviter des formes de concurrence entre eux. »
- La troisième ?
- « En même temps que la publication, j’ai lancé le deuxième étage de la fusée, une mission de dialogue sur les retraites. C’était la clé du dispositif ; je voulais qu’un groupe, piloté par un retraité de FO multiplie les débats en France, dans les régions et les entreprises avec l’ensemble des syndicats de terrain. »
- Pourquoi FO ?
- « Le choix de la personne avait beaucoup d’importance, mais il fallait aussi, que ce soit le représentant d’un syndicat qui ne soit ni trop réformiste, comme la CFDT, ni trop tribunicien, comme la CGT. »
- Les débats devaient durer combien de temps ?
- « Au moins deux ans pour que le corps social maîtrise les enjeux et fasse éclore des pistes de solution.»
- Et la conclusion ?
- « Après, seulement, il y aurait eu une négociation à trois : organisations patronales, syndicats de salariés et État.
Une loi aurait été votée par la suite, si nécessaire. » - Apparemment depuis 2018 on n’a pas suivi votre méthode Michel Rocard ?
- Je constate que les Français n’ont pas été informés pendant le déroulement de la concertation de la mission Delevoye.
Je constate qu’on n’a pas eu connaissance pendant ces deux ans de bilans intermédiaires des points d’accords et de désaccords.
Je constate que l’homme choisi, malgré sa bonne expertise sociale du dossier n’a pas été perçu comme un facilitateur médian, mais est devenu ministre pour développer les solutions préconisées.
Je constate surtout, qu’on a inversé le problème à résoudre et les solutions à mettre en œuvre… - C’est-à-dire ?
- On aurait pu partir de deux problèmes à résoudre, comment rendre le système plus juste, plus simple et équitable d’une part, et s’attacher, d’autre part, à mieux prendre en compte l’évolution de la pénibilité dans chaque régime particulier.
Or en partant, dès le départ sur deux solutions, supprimer les régimes spéciaux, considérés comme couteux et obsolètes, et faire accepter les bienfaits d’un système à points, proche des régimes des assurances privées on heurtait le mur de plein fouet. -
Bon maintenant qu’on ne vous a écouté ni en 1991, ni en 2018, quels conseils pourriez-vous donner à votre jeune successeur à Matignon pour sortir de la grève en 2020 ?
- Très modestement, le paysage social a changé depuis mon époque.
- En quoi, Monsieur Rocard ?
- D’abord les grèves se sont réinventées ; sur le terrain, on observe d’autres manières de se rendre disponible pour un conflit social… la participation à des assemblées générales a eu plutôt tendance à prendre de l’importance, au point de primer sur le fait de se déclarer gréviste, dans une mobilisation.
- Et puis il y a eu la crise des gilets jaunes, qui a dû vous surprendre, du haut de votre ciel bleu…
- Pas si surpris ; quand on gère un pays à la hussarde, quand on cogne, quand on veut passer par dessus les corps intermédiaires, on récolte le face à face avec les foules.
- Ce mouvement a dû donner des idées aux organisations syndicales ?
-
« L’année dernière, ça avait été une surprise pour les équipes syndicales de voir qu’un mouvement qui partait un peu de nulle part pouvait être aussi fort et faire reculer le gouvernement alors que les confédérations n’y étaient plus parvenues depuis longtemps. »[2]« Ce n’est pas tout : Ce gouvernement est pris au piège de sa propre conception de la démocratie sociale : on ne peut pas à la fois marginaliser les acteurs sociaux et penser qu’un dispositif de concertation va fonctionner. »
- Le slogan était simple et attractif, pourtant :un euro cotisé, donne les mêmes droits !
- Oui, un slogan.Lave plus blanc que blanc ! derrière le marketing il y a toujours de la complexité.
-
Alors, Monsieur Rocard, maintenant que faire ?
- D’abord, comme disait une amie rencontrée ici, au paradis, quand une grève dure, ça devient une joie et il, est très difficile d’arrêter la joie :
« Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange. Oui, une joie. J’ai été voir les copains dans une usine où j’ai travaillé il y a quelques mois. J’ai passé quelques heures avec eux. Joie de pénétrer dans l’usine avec l’autorisation d’un ouvrier qui garde la porte. Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel. Comme on se sent entre camarades dans ces ateliers où, quand j’y travaillais, chacun se sentait tellement seul sur sa machine ![3]
Ensuite, comme tout DRH le sait, quand on dépasse une certaine durée dans un mouvement social, on a beaucoup perdu ; et on se dit si je m’arrête je vois ce que j’ai perdu, tout ça pour ça…si je continue peut-être que ça vaudra le coup!
- Vous n’avez pas répondu…
- Rouvrir une vraie négociation, en disant on va travailler ensemble pour lever tous les inconvénients que ce mouvement a révélés.
- Ça ressemble à ce que le gouvernement va faire le 6 janvier ?
- Non, il va malheureusement lâcher le principe de l’universalité de cette réforme qui se voulait systémique en acceptant de prendre en compte la spécificité de chaque corps de métier, policiers, infirmiers, enseignants…
- Que deviennent alors les grands enjeux ?
- Il y a eu un problème de culture du dialogue social des dirigeants, un problème de méthode et maintenant un problème de testicules.
- Comment ?
- Chaque leader, Macron, Philippe, Martinez et les autres ne voudra pas perdre la face ; surtout qu’ils ne dirigent plus personne.
- Ah bon ?
- La CGT est devenue un agglomérat de fédérations qui sont devenues quasiment indépendantes de la tête et la présidence de la république comme le chef du gouvernement ont des préoccupations électorales.
- J’entends qu’on vous appelle…une dernière analyse ?
- Oui, je commence à trouver cela trop mesquin et je vais aller discuter philosophie avec mes nouveaux amis.
Juste un mot, me souffle Chateaubriand :
Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans une société qui se dissout et se recompose, la lutte de deux génies, le choc du passé et de l’avenir, le mélange des mœurs anciennes et des mœurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d’ennui. Les passions et les caractères en liberté se montrent avec une énergie qu’ils n’ont point dans la cité bien réglée.
L’infraction des lois, l’affranchissement des devoirs, des usages et des bienséances, les périls même, ajoutent à l’intérêt de ce désordre.
Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l’état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social, que lorsqu’il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence.[4]
Yves Halifa
29 décembre 2019
[1]Les phrases réelles prononcées en 2008 par Michel Rocard sont en italique gras entre guillemets. Elles sont extraites de l’ouvrage, Dialogue social : prenez la parole !éditions ESF(2014) Yves Halifa, Philippe Emont.
[2]Sophie Béroud, politiste à l’université Lyon-II. Propos recueillis par Raphaëlle Desmoulières du journal Le Monde publié le 28 décembre.
[3]Simone Weil, La Révolution prolétarienne, 10 juin 1936
[4]Les mémoires d’outre-tombe
Brillantissime Yves ! Une fois de plus ! Merci de tes lumières en ce début d’année vertigineuse…