Les limites de l’exercice du pouvoir
Tous les États contemporains se trouvent confrontés, face à la pandémie en cours, à l’exercice du pouvoir et de ses limites.
Pour nous inviter à ébaucher des réflexions vis-à-vis de nos limites, en particulier celles qui touchent à notre domination politique sur le monde, un journaliste du Monde, Nicolas Weill[1], nous alerte sur les épidémies dans l’histoire de la littérature qui, écrit-il, ne répandent pas seulement un virus mais un germe de profonde déstructuration sociale.
Quelques exemples :
- Dans histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault affirme que les épidémies pulvérisent nos rêveries modernistes de maîtrise absolue.
- Dans la Bible, David est puni pour avoir organisé un recensement où tous les sujets étaient rassemblés en un même endroit, au risque de la contagion…du regard d’autrui.
- Dans Œdipe Roi, de Sophocle, la peste ravage Athènes en expiation du parricide commis par Œdipe, époux de sa propre mère.
- Dans les Fiancés, d’Alessandro Manzoni (1830), qui raconte la peste de Milan en 1630, l’aveuglement et l’incompétence des autorités sont mis en lumière face aux signes inquiétants qui se multiplient dans les villages d’alentour. Les médecins sonnant l’alarme (comme à Wuhan) sont des ennemis de la Patrie. Désemparé, le Sénat de Milan abandonne son autorité aux prêtres et aux médecins.
- La problématique d’un pouvoir qui doit choisir entre prospérité et santé imprègne les pages de Mort à Venise (1913) de Thomas Mann, la municipalité met le choléra sous le tapis pour ne pas compromettre la saison touristique.
Ces exemples sont malheureusement d’actualité, en ce printemps 2020, où des milliards d’individus sont confinés, forcés plus ou moins par des politiques publiques plus ou moins acceptées. ils illustrent deux phénomènes encore à l’oeuvre de nos jours:
- le débat entre politiques et experts
- le choix cornélien, dramatique entre la mort et la vie
Rassurer? Protéger? Accompagner ?
Certains dirigeants ont été pris de court, d’autres ont été obligés d’effectuer des revirements spectaculaires ; en France la politique choisie n’a pas été très lisible, et pour cause : rassurer sans inquiéter, ne pas casser l’économie en protégeant la santé de ses acteurs. Restez chez vous, mais mobilisez-vous sur « l’essentiel ».
Puis dans une seconde étape, les dirigeants ont compris qu’il ne fallait pas rassurer en dissimulant des vérités, qu’il ne fallait pas, chaque jour, quelquefois, trois fois par jour, diffuser des injonctions contradictoires, mais avoir « le courage de la vérité »[2].
Le débat a été à la hauteur d’un pays démocratique
« On peut confiner une ville, des quartiers, mais un pays complet c’est compliqué, car il faut savoir définir ce que sont des activités non essentielles », a estimé le chef de l’Etat, rappelant que la France « n’est pas la Chine » et qu’il est nécessaire de préserver les libertés publiques.
Dans l’opinion, ce durcissement a semblé faire l’unanimité.
La quasi-totalité (87 %) des Français se disaient favorables à la mise en place de mesures de confinement plus strictes, selon un sondage IFOP. Dans une tribune publiée par Le Parisien, un collectif revendiquant 60 000 médecins avait réclamé une « communication plus explicite » en la matière de la part du gouvernement.
Mais au sein de la majorité, plusieurs macronistes appellaient l’exécutif à trouver le bon curseur, sans aller trop loin dans la privation de libertés.
« Il faut un équilibre entre les mesures à prendre pour juguler le risque sanitaire immédiat, prônées par le Conseil d’Etat, et la prise en compte des risques accrus, comme les violences intrafamiliales… Si l’on veut contrer l’épidémie et que les Français appliquent strictement les règles, il est nécessaire qu’elles soient claires, expliquées, mais aussi qu’elles soient jugées justes et proportionnées. »
« Il faut maximiser la conciliation entre les exigences sanitaires et l’acceptabilité sociale.”
D’un côté, les scientifiques réclamaient – de manière légitime – des mesures de confinement plus strictes ; de l’autre, le politique annonçait devoir prendre en compte ce que la population peut accepter. Car si la société estime que les atteintes aux libertés sont trop fortes, il y a un risque que des règles jugées trop restrictives ne soient pas appliquées.
« Si on répète qu’il y a un danger de mort à aller travailler, le risque, c’est que des salariés du secteur de l’agroalimentaire fassent logiquement valoir leur droit de retrait. Dans ce cas, cela peut provoquer des réactions en chaîne, avec des émeutes, en cas de pénurie. Il faut vraiment veiller à cela »,
insistait un proche d’Emmanuel Macron,
en conclusion le politique tranchait :
« Les médecins peuvent demander de confiner tout le monde mais il faut aussi continuer de produire de l’électricité, de nourrir les gens, ajoutait un conseiller de l’exécutif. Les décisions sanitaires sont la priorité mais cela doit s’adapter à la réalité des besoins. Le meilleur moyen de confiner les gens, c’est de donner les moyens aux gens de se confiner. »
Puis surgit le moment de vérité
Michel Foucault, en son temps, avait mis en relief le moment du courage, celui de la La parrèsia
Le terme désigne notamment le franc-parler de l’ami, le dire-vrai du confident, par opposition à la flatterie de l’hypocrite ou du courtisan.
La parrèsia implique le courage de tout dire, au risque de déplaire, voire de fâcher.
Cette franchise hardie, qui s’applique à la conduite de l’existence la plus intime, possède aussi une importante dimension politique : dire vrai sur soi-même, accepter aussi d’entendre ce qui n’est pas agréable, cela concerne aussi bien, pour les Grecs, le gouvernement de la communauté que celui de l’individu. Le sujet et la Cité se constituent donc en articulant de manière semblable exigence de vérité, pouvoir sur soi et pouvoir sur les autres.
Le politique ne s’abrita plus derrière l’expert pour faire adhérer l’opinion.
Le gouvernement n’est « pas capable aujourd’hui de dire à quel moment cette crise se terminera », a précisé tout récemment la porte-parole, si décriée, du gouvernement Sibeth Ndiaye, à la sortie du conseil des ministres.
Le déconfinement n’est pas pour demain matin.
C’est le Premier ministre, dans sa causerie télévisée qui prit alors le mors aux dents de la vérité:
Il sera progressif.
Je dis les choses avec ce que je sais, ce que je ne sais pas, ce qui est travaillé…
Je préfère ne pas répondre à votre question et vous dire comment nous réfléchissons avec tout le monde, avec les épidémiologistes, avec les experts…
Les décisions seront discutées et partagées…
Qu’a donc fait de si extraordinaire cet Edouard Philippe,
premier ministre au temps du Corona?
Il a eu le courage de négocier avec l’opinion sans se réfugier derrière les experts.
Quand on n’a pas les réponses, on le dit. Mais on précise la manière dont on réfléchit, avec qui on réfléchit :
- Les questions qui se posent
- Les hypothèses que l’on travaille
- Ce qui nous manque pour choisir la solution
- Ce que l’on fait pour avancer
- Les différents scenarios
- Qui s’en occupe
- Auprès de qui on prend conseil
- Qui coordonne
Et au-delà, concernant par exemple la question du déconfinement, il a posé devant les citoyens la question hautement politique :
« Comment acceptons-nous de vivre avec virus qui n’aura pas disparu ? »
Note de conclusion: Des chercheurs de l’Université de Harvard, estiment ainsi que sans vaccin il pourrait être nécessaire de maintenir des mesures de distanciation sociale intermittentes jusqu’en 2022 aux Etats-Unis. Le Royaume-Uni de son côté envisage un retour à la vie normale dans six mois, sur le modèle d’un confinement strict pendant deux à trois mois puis d’un assouplissement progressif. En France, le gouvernement espère «présenter des éléments dans les jours, les semaines qui viennent » sur la question du déconfinement.
[1]Le Monde, daté 3 avril 2020
[2]https://www.lemonde.fr/livres/article/2009/01/22/le-courage-de-la-verite-l-ultime-lecon-de-michel-foucault_1144999_3260.html
Le courage de la vérité
La gouvernement de soi et des autres II
Cours du Collège de France (1984) de Michel Foucault
Edition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana par Frédéric Gros,
Seuil/Gallimard “Hautes études”,
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