Co-construction pour Sibeth Ndiaye, délibération pour Laurent Berger… pourquoi le mot négociation n’est-il pas clairement prononcé?
les deux enseignements, pour la France, de la catastrophe sanitaire actuelle peuvent se résumer en deux mots clés :
La défiance
La verticalité du pouvoir a conduit à des décisions et une communication mal comprises des citoyens.
La valorisation des métiers
La question de l’utilité sociale et de la juste rémunération des différentes fonctions qui font marcher l’économie est à revoir.
Il ne s’agit pas de faire ici l’analyse des causes ni de procès d’intention et de mauvaise gouvernance; d’autres s’en chargeront, avec plaisir.
Face aux risques avérés de contagion grave pour la population, la gouvernance se devait de faire preuve de responsabilité en mettant en place une politique publique de protection des populations.
- Après le déni des gouvernants, on a cherché à rassurer en dissimulant les véritables raisons des décisions. La pénurie de masques, de gels, de blouses, de respirateurs a conduit à de la mauvaise foi, dont la responsable de la communication en chef n’a pas été avare.
le résultat a été flagrant et rapide: on nous ment! - Puis est venu le temps de la soumission volontaire au confinement, non par responsabilité mais par peur. Quand on cherche à rassurer, on provoque la peur.
- Puis est venu le temps de la colère.
Ariane Mnouchkine, interrogée par le journal Télérama, icône du théâtre français depuis 1970, a du chagrin. Elle regrette, tout en se félicitant de l’action formidable du gouvernement en matière de soutien économique, le manque d’écoute, de respect, de compassion de la part des dirigeants et de “leurs moliéresques conseillers scientifiques” qui auraient permis d’atténuer ces règlementations émises à la hâte, dont certaines sont incompréhensibles mais “appliquées avec une rigidité et un aveuglement sidérants“.
Elle est aussi en colère, “ah! ça oui!”
“pendant une partie du confinement, j’étais plongée dans une semi-inconscience due à la maladie. et au réveil…sont entrés en piste les quatre clowns et le père Fouettard !”
“On nous a dit qu’on était en guerre, et…On nous a désarmés psychologiquement.”La mise à l’écart des personnes âgées l’indigne:
Lorsque Emmanuel Macron déclare: “Nous allons protéger nos ainés”, j’ai envie de lui crier, je ne vous demande pas de me protéger, je vous demande juste de ne pas m’enlever les moyens de le faire. Un masque, du gel et des tests…
mais on ne peut pas faire confiance à des gens qui ne nous ont pas fait confiance.
- Ensuite, la défiance s’est installée durablement.
Comment s’est construite cette défiance vis-à-vis d’un exécutif qui avait pourtant mis en place très rapidement le fameux et désormais célèbre “quoiqu’il en coûte“?
Des affirmations péremptoires d’experts qualifiés. Des kilomètres de prescriptions à respecter pour reprendre le travail. Des inquiétudes exprimées qui ne recueillaient que la phrase technocratique vidée de sens: “je vous comprends”. ” Je vous ai entendu”.
Pourquoi la France, dans de cruelles comparaisons internationales, n’a t-elle pas confiance en ses dirigeants politiques ou hauts-fonctionnaires?
Elle subit, elle obéit souvent, mais elle se rebiffe quand il y a absence de sens et de vision.
Petit inventaire cruel
Toute décision, toute politique, peut être remise en cause, et les procès publics ont déjà commencé:
Xavier Bertrand, ancien ministre de la santé: “ Quand il y a des gens qui meurent, c’est quand même mieux qu’on ne joue pas aux cons, nous, les politiques ! Mais il faudra aller au bout des choses. Se serrer les coudes, c’est bien, même s’il m’arrive de serrer les dents…”
Philippe Douste-Blazy, ancien ministre de la santé : « La technostructure est telle que plus personne ne veut prendre des risques. Or, la santé publique, ce sont des choix politiques dont dépendent des millions de vies. »
Chloé Morin, experte associée à la Fondation Jean-Jaurès: En démocratie, l’efficacité et l’exemplarité de ceux qui dirigent sont la condition de la confiance et donc du consentement. Or ici, de nombreux exemples ont semblé indiquer aux Français que le gouvernement n’était ni efficace (gestion des masques) ni même exemplaire (comparaison avec les autres pays). Il lui a donc fallu adapter sa stratégie, non seulement à la pénurie matérielle, comme cela a été amplement dit, mais aussi à la pénurie de confiance ! »
En écho, d’autres, anonymes ou pas, pointent un problème de culture: la « culture très descendante » du système français.
“la médiocrité de la haute administration, avec des hauts fonctionnaires qui sont dans l’entre-soi, et une classe politique qui manque de caractère pour s’opposer. Or, ce que j’ai appris dès le début de mon engagement politique, c’est qu’il faut savoir dire non. “
« Aujourd’hui, la plupart des fonctionnaires se disent que c’est plus simple d’appliquer la réglementation que de s’amuser à faire autre chose », glisse un membre du gouvernement. « On préfère être dans une position attentiste plutôt que de s’exposer au risque de faire une erreur », ajoute un ancien directeur d’ARS, toujours en poste dans la fonction publique de santé.
Sans même parler de l’énergie folle dépensée par les uns et les autres pour préparer les argumentaires dans la perspective des futures commissions d’enquête, voire de procès.
« Ils savent qu’on va déjà leur reprocher beaucoup, ils ne veulent pas en rajouter, explique un conseiller ministériel. Ils sont terrorisés par le code des marchés publics. »
Alors?
L’histoire nous a appris que souvent les mensonges la servent mieux que la vérité ; car l’homme est paresseux, et il faut lui faire traverser le désert pendant quarante ans, avant chaque étape de son développement. Et pour le forcer à franchir le désert, forces menaces et forces promesses sont nécessaires ; il a besoin de de terreurs imaginaires et d’imaginaires consolations, sans quoi il va s’asseoir et se reposer prématurément et va s’amuser à adorer des veaux d’or, nous alerte, il y a déjà longtemps Arthur Koestler, dans son livre le zéro et l’infini.
La « culture de la trouille” s’est donc ainsi répandue de manière contagieuse en attendant la parole du grand chef.
Petit florilège de cette culture de la verticalité avec le trouillomètre à zéro:
- le président veut écouter ce qu’ils ont à dire et évoquer les premières pistes…Ensuite il tranchera…
- Je ne peux pas vous répondre, cela n’a pas encore été arbitré.
- On a le droit de se tromper… (et de reconnaître ses erreurs?)
- Ils arrivent quand, les masques? Demain…
- Qui aurait mieux fait? (ou bien, Qui aurait fait pire?)
Ce fut alors facile de pointer comme un acteur célèbre, Vincent Lindon, l’a fait en postant une video sur Mediapart, “la brume des sommets”, “le poulet sans tête”, “la parole schizophrène” …
Puis survient aujourd’hui la parole réparatrice, avec des primes contre la déprime
Sur fond d’héroïsation de la première ligne de front, les soignants, de valorisation des petits métiers souvent précaires de la logistique et la grande distribution, les promesses de prime (et de médaille…et de 14 juillet…) sont arrivées comme dans n’importe quelle entreprise.
Relisons l’écrivain américain du début du XXème siècle, Jack London:
Quelque chose ne tournait pas rond. Je ne pouvais dire pourquoi.
J’étais très oppressé par le sentiment qu’un événement terrible venait de se produire ou allait arriver. Mais quoi?
…
Je pressai le bouton à côté du lit… Brown entra avec le plateau et le journal du matin. Je remarquai l’absence de lait sur le plateau.
– La crèmerie ne nous a pas livrés ce matin, la boulangerie non plus.
Pas de croissants français, rien que des tranches de pain de seigle rassis de la veille.
– Rien n’a été livré aujourd’hui, Monsieur.
– Le journal?
– Oui, Monsieur, c’est la seul chose qui ait été distribué, et pour la dernière fois.
Je le dépliai…Une grève générale venait d’être déclarée sur tout le territoire américain.Je me mis à lire les sombres pronostics du journal. Je comprenais mieux. J’en ai vu des des syndicats s’embourber dans de trop de conflits. L’affaire serait vite réglée.
…
Ce fut soudain dans l’après-midi, quand j’arrivai au club, que je commençai à ressentir la première alarme. C’était le chaos.
Le Rêve de Debs, écrit et publié par Jack London en 1909, en France en 1936, imagine, à partir d’une réalité socialement difficile pour nombre d’ouvriers et de précaires américains, une grève générale bloquant toute l’économie et aboutissant à la satisfaction de leurs revendications.
Le roman est vécu à travers les yeux d’un bourgeois nanti de la côte ouest, avec ses préjugés de classe, fier de son bon droit, qui n’a rien à se reprocher car il fait vivre des domestiques, des ouvriers, à qui il donne du travail.Qui est Debs?
C’est le fils d’un bourgeois alsacien immigré après l’échec des révolutions de 1848 en Europe qui créé en 1901 le Socialist Party of America. Il sera deux fois candidat à la présidence américaine, en 1904 et 1912 et aura récolté 6% des suffrages.L’utilité sociale
la catastrophe sociale est à nos portes aujourd’hui. La pandémie a heurté de plein fouet une économie socialement fragilisée par les inégalités.
Comment y faire face? avec des récompenses et une valorisation psychologique des métiers de la ligne de front?
Les compromis pour sortir du règlement des problèmes par une politique de versement de primes n’ont jamais menés qu’à des crises jamais résolues au fond.La révision des politiques de rémunération fondée sur l’utilité sociale mérite sûrement plus qu’un round de dialogue social en mai/juin prochain, un Ségur social n’y suffira pas.
Une véritable négociation d’ensemble, dans toutes les branches et les territoires devra se mettre en route.
Le temps des cahiers de doléances est terminé.
Le temps des négociations décentralisées, sans arbitrage de l’État doit vite survenir . attention au retour de Deb’s. Avec une profonde réforme de l’État qui soit plus qu’une réforme de structure, une révolution culturelle.Il faut « passer à tous les niveaux d’une logique de méfiance à une logique de confiance,” écrit un ’ancien inspecteur général de l’Inspection générale des affaires sociales, “évaluer a posteriori plutôt que contrôler a priori, donner une large latitude d’appréciation à ceux qui agissent sur le terrain, valoriser l’initiative et la responsabilité. C’est une révolution copernicienne. Mais sans elle, aucune réforme de l’État ne se fera.”
Yves Halifa
17 mai 2020
Note importante:
pour aller plus loin lire et voir
- https://www.mediapart.fr/journal/france/251016/espace-de-travail-faites-vous-un-boulot-de-merde?onglet=full
- les bullshit jobs, Bureaucratie, de David Graeber,
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