Les fables de La Fontaine et leurs morales trouvent un écho singulier et moderne dans l’actualité sociale et politique française.
« Les grenouilles se lassant
De l’état démocratique,
Par leurs clameurs firent tant
Que Jupin1 les soumit au pouvoir monarchique.»
Les négociations sur la modernisation du dialogue social ont été mises en échec au début de l’année 2015. Les négociateurs (syndicats d’employeurs et de salariés, soit les grenouilles pour La Fontaine) se sont tellement lassés de leur espace de démocratie sociale, conquis de haute lutte depuis 70 ans, qu’en échouant à se mettre d’accord, ils s’en réfèrent au pouvoir central.
Le dialogue sur le dialogue social s’est enlisé dans le marais des rapports de forces et des tactiques manipulatoires.
Problème de méthode ou problème culturel ?
Michel Rocard, souvent présent sur les plateaux de télévision, pense qu’il s’agit d’un mélange des deux.
Méthode ?
« La cogne » c’est la première règle méthodologique :
• elle plaît aux médias et mobilise les enthousiasmes,
• elle donne l’impression d’aller vite, et de gagner du temps,
• elle permet de ne pas prendre le risque de quitter son objectif (ni celui d’abandonner ses certitudes, de voir son point de vue évoluer, ou de prendre le risque d’imaginer d’autres solutions avec l’autre).
Mais l’ancien Premier ministre déplore l’état de la relation, quand tout le monde a cogné… et que tout le monde a perdu, prônant un grand avenir à la France quand elle aura appris à négocier et à dialoguer.
Culture ?
Les habitudes des négociateurs sont fondées sur des ambiguïtés. Ils ne parlent pas le même langage :
• pour les syndicats d’employeurs, dialoguer, c’est expliquer.
• pour les syndicats de salariés, dialoguer, c’est négocier.
Les visions respectives sont donc conflictuelles.
Trois solutions sont alors possibles : aller au conflit, l’éviter, ou l’organiser.
Le conflit permet d’échanger sur des points de vue, d’écouter celui de l’autre, d’entendre et de faire entendre ses intérêts, de valider ce qui nous rassemble et de gérer ce qui nous sépare. Un conflit peut devenir constructif en abandonnant ses certitudes et en changeant de méthode.
Pourquoi ne sait-on pas gérer le conflit ? Pour les acteurs sociaux, les dés sont pipés, et cela pour trois raisons :
• des représentations mentales figées : les syndicats sont perçus comme coopératifs, ou oppositionnels (rien ne sert de discuter avec la CGT, ils ne signent pas) ; les patrons sont de mauvaise foi et ont des arrières-pensées (ils veulent mettre en place un libéralisme débridé et remettre en cause les 35 heures).
• un rapport de force déséquilibré : le système du « dialogue social à la française » consiste à présenter aux partenaires sociaux une « feuille de route » déjà négociée avec le patronat et les syndicats « coopératifs ».
• une culture de la ruse avec utilisation de tactiques déloyales (l’un fait patienter l’autre dans son bureau, l’autre forme une coalition avec un tiers, qui se rapproche à son tour d’un autre représentant, etc.).
Non seulement pipés, les dés sont jetés sur la table des négociations par une seule des parties. Les coalitions se fissurent, les mandats se crispent, les couloirs bruissent d’appels téléphoniques : la perte de sens est évidente et chacun cherche son chat… sans le trouver.
Comme dans la fable de La Fontaine, face à la cacophonie et l’impossibilité de s’entendre, le monarque des dieux leur envoie une grue,
Qui les croque, qui les tue,
Qui les gobe à son plaisir…
Dans la cour de récréation du dialogue social, les acteurs sociaux finissent par demander un arbitre. Celui dont on ne voulait pas, celui qui va trancher : le gouvernement.
Peut-on coasser de manière constructive ?
Parmi les méthodes efficaces connues des négociateurs expérimentés, on peut retenir quatre techniques efficaces qui pourraient être utilisées :
• la procédure à texte unique : les acteurs sociaux viennent à la table des négociations avec des problèmes à résoudre qu’elles fusionnent ensemble pour aboutir à un document de travail unique.
• les accords sur les désaccords : procédure qui permet de contourner les obstacles infranchissables, de dépasser les tabous et d’avancer, en préservant la relation.
• les mécanismes de compensation : procédure qui consiste à négocier plusieurs objets en même temps de façon à échanger sur chacun des points en donnant à l’autre ce qui ne nous coûte rien et qui leur rapporte beaucoup de manière à obtenir la réciproque.
• la négociation à fronts renversés : une procédure qui vise à se mettre dans la peau de l’autre, en imaginant à l’avance ce qui est acceptable et inacceptable pour l’autre.
Les grenouilles pourraient se poser trois questions avant de dialoguer :
• ai-je un mandat assez large pour exister et construire de nouvelles options ?
• mes propositions respectent-elles la vision de l’autre, et ne heurtent-elles pas ce qui est fondamental chez lui ?
• suis-je prêt à remettre en cause mes habitudes de négociation.
Un dernier mot :
Un objet sur la table, on risque le combat. Discuter de la fusion des instances représentatives c’est mettre en évidence des intérêts obligatoirement divergents.
Deux objets sur la table, on tend vers le chantage. On risque d’aller au donnant-donnant, si j’accepte la fusion des DP/CE/CHSCT, alors j’exige en compensation une représentation syndicale dans les entreprises de moins de 11 salariés.
Plusieurs objets à discuter simultanément, on se rapproche de la négociation raisonnée. Comparons pour chacune des parties les avantages et les inconvénients des rémunérations, du nombre d’organes de discussion, des conditions de travail, des discriminations liées au sexe, à l’âge, à l’origine, du temps de travail, de la prévoyance sociale…
Débattre, ce n’est pas combattre.
Photo : Françoise Ménager, Emploi : patronat et syndicats face à leurs responsabilités, Les Échos, 10 septembre 2009
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