Y a-t-il des adultes dans la salle ?
Christine Lagarde, alors directrice du FMI, avait posé cette question lors des négociations difficiles au sujet de la renégociation de la dette de l’état grec.
Lorsqu’on lit des tweets de cette nature on peut aujourd’hui plus qu’hier se reposer la question :
« Je me déclare vainqueur : le reste ce sont des détails, des arguties de mauvais joueurs. Arrêtons de compter. » (D.Trump).
La Raison et la Passion
Dans les années 1990, les élites intellectuelles, les économistes et les sociologues considéraient que la raison allait finir par s’imposer à tous parce que les gens devenaient de plus en plus conscients de ce qu’étaient leurs intérêts. L’émergence des classes moyennes éduquées et ayant un pouvoir d’achat modeste mais conséquent permettait d’imaginer des nations sachant négocier « raisonnablement ».
De fait, de nouvelles méthodes de négociation émergeaient au sein de laboratoires de recherche universitaires, tel celui de Harvard, fondées sur la rationalité des agents économiques et des citoyens politiques ; la négociation raisonnée, Mutual gains approach, ou encore Stratégie des gains mutuels devenant la boîte à outils de la résolution des litiges et des conflits dans le monde des entreprises et des rapports internationaux tant commerciaux que diplomatiques.
Mais, un véritable mur de « l’irrationnel » se dressait de plus en plus vivement devant les négociateurs.
Comment négocier face au déni, face aux croyances, face à la haine de l’autre ?
Un véritable défi.
La science de la négociation avait résolu le problème du diable : négocier avec une longue cuiller…
Elle avait aussi résolu celui de la négociation face à la mauvaise foi, face à l’ensemble des tactiques dites déloyales : ne pas argumenter, ne pas céder, ne pas rompre, mais accompagner l’autre dans une négociation du type jiu-jitsu…
Mais que faire face au déni de confiance, face à la foi de charbonnier, celui qui a des convictions inébranlables que ne peuvent franchir ni des critères objectifs, ni des démonstrations pédagogiques ni l’expérimentation ?
La sociologie avait pourtant travaillé sur ce sujet.
L’émission de France culture, Signe des temps, animée par Marc Weitzman proposait récemment une réflexion à propos de :Pouvoir politique et crise permanente. Quand l’exception devient la règle.
En matière de sécurité, des lois d’exception se sont progressivement intégrées dans le fonctionnement normal de la justice.
En matière sanitaire, des décisions engageant nos vies quotidiennes sont prises aujourd’hui, au nom de la science et des experts médicaux, par le gouvernement, avant d’être votées par le Parlement, qui n’est plus censé que les entériner.
Les « états d’urgence » se suivent, ponctuent un temps suspendu au rythme des vagues du virus et des attentats, aussi impossibles à prévoir l’un comme l’autre, mais néanmoins garantis, et, chacun se réveille le matin avec le sentiment de vivre de manière permanente une situation exceptionnelle.
Les réflexes de la passion
Les trois réflexes culturels dominants en cas de crise annoncée sont souvent identiques, quels que soient l’époque, le pays et ses gouvernants :
- La tétanie et la recherche de sécurité immédiate.
- Le déni ou la relativisation des faits.
- L’accusation et la recherche de responsabilités, voire de bouc émissaire.
Ces trois réflexes ne sont pas de l’ordre du « raisonnable » ni du « raisonné » ; ils sont fondés sur le registre de l’émotionnel.
Depuis 2015 en France, et mondialement depuis le 11 septembre 2001 (appelé « nine eleven » aux USA), les états d’urgence sont presque devenus la norme et ont donné naissance à une mise en sommeil relative de la démocratie représentative.
En France, par exemple, depuis 2015, l’état d’urgence autorisant les gouvernements qui se sont succédés à légiférer par ordonnances, soit en matière de terrorisme, soit en matière sanitaire, a duré 2,5 années sur 6 ans…
Ces états d’urgence répétés de 6 mois en 6 mois constituent une réponse double ; réponse au besoin de décider rapidement face à des situations exceptionnelles ; réponse à l’émotion des citoyens, qui, face à l’imprévu surgissant de l’ombre, qui réclament des solutions, des protections, des actes…
La raison subordonnée à la passion
En effet, la démocratie, ses institutions, ses processus sont constitutifs de débats, de délibérations rationnelles et consommatrices de temps.
L’État libéral stimule l’émergence de sphères autonomes du politique, (sphère économique et financière, industrielle, culturelle, scientifique), et crée ainsi les conditions de son impuissance.
La raison et l’émotion
Le sociologue Max Weber ( L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme) avait le premier forgé en 1917 l’expression désenchantement du monde, qui signifiait une perte de sens, un déclin des valeurs traditionnelles face aux processus de rationalisation qui imposaient, sans débat démocratique, de nouvelles réalités contraignantes aux individus, malgré les bienfaits d’un nouveau confort matériel de vie.
En fait, pour Max WEBER, l’intellectualisation et la rationalisation augmentait notre croyance en la maîtrise des choses par la prévision, l’anticipation et ce pour autant que nous le voulions.
Mais la réalité de l’imprévisible cheminait en parallèle.
Dès 1854, aux États-Unis, le philosophe et naturaliste Henry David Thoreau faisait l’éloge de la vie simple menée dans les bois, loin de la société3.
Savoir ou croire: Comment négocier avec un « croyant » ?
Aux origines de la Constitution américaine les pères fondateurs, à rebours de Jean-Jacques Rousseau, considéraient qu’ils avaient été trop optimistes sur la nature humaine et que la vertu publique était une utopie.
Alexander Hamilton, chargé de réfléchir sur l’amélioration du projet de constitution des 13 États fondateurs, fut partisan d’une définition plus réaliste, à ses yeux, de la nature humaine.
Sa réflexion marquait le passage à une manière de penser plus pragmatique :
« Les hommes aiment le pouvoir […] Donnez tout le pouvoir au grand nombre et la minorité sera opprimée ; donnez tout le pouvoir à la minorité et le grand nombre sera opprimé ».
Les Américains comme tous les hommes ne recherchent pas le bien commun mais leur intérêt personnel, souvent confondu avec le bien commun.
Alors, comment négocier face à « l’irrationnel » ?
D’abord ne pas le considérer ainsi. Tout acte, toute pensée, toute doctrine, qui se fonde sur le déni de la réalité observable a une cause.
Causes souvent multiples mais toutes résultant de l’incompréhension du monde environnant, de la dissolution de ses points de repères habituels, de la perte de ses avantages au profit d’autres supposés être malfaisants, de sentiments d’injustice…
Tous ces ressentis sont réels, rationnels et palpables. Ils doivent donc être considérés comme des intérêts à gérer, avec la construction d’options à négocier.
La négociation raisonnée n’est pas morte. Elle doit s’adapter à un monde de ressentis et de ressentiments et se renouveler.
Conclusion
Cynthia Fleury, philosophe actuelle, considère pour sa part, que l’homme est capable de guérir de son ressentiment, qu’il faut l’aider à en sortir par la tolérance à l’incertitude et l’injustice.
L’aventure démocratique propose la confrontation avec la rumination victimaire.
L’angoisse fait partie de notre réalité.
Comment négocier avec l’angoisse ?
Cynthia Fleury propose de produire un nouveau système de valeurs compatibles avec l’esprit critique qui puisse accueillir la discussion avec des raisonnements contradictoires, quitte à les refuser, mais en toute bonne foi…
Elle cite Hermann Broch qui décrit le type idéal de communauté qui doit offrir à l’individu à la fois: « un maximum de valeurs rationnelles et un maximum de valeurs irrationnelles ». Les deux étant essentiels à l’homme.
Ne pas rejeter, mais assembler.
Yves Halifa
9 novembre 2020
Petite bibliographie pour approfondir ce thème :
Ci-gît l’amer. Cynthia Fleury. Gallimard, 2020.
L’état d’exception ou L’impuissance autoritaire de l’Etat à l’époque du libéralisme
Marie Goupy. CNRS Editions, 2016
État d’exception : la forme juridique du néolibéralisme. Marie Goupy. L’Harmattan, 2019
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