LOST IN TRANSITION? Je vais vous uberiser avant que je ne sois uberisé.
L’échec des négociations chez Air France pose trois problèmes :
- Qui est violent ?
- Y a-t-il une violence légitime et l’autre illégitime ?
- Peut-on pratiquer la négociation raisonnée quand notre terre, notre territoire, nos certitudes, deviennent mouvants ?
Les réponses sont nécessairement complexes mais on peut au moins éviter la provocation et donner une chance à la négociation en respectant trois principes clés :
- Poser les problèmes à résoudre avant de proposer des solutions et de s’y cramponner en considérant qu’il n’y en a pas d’autres.
- Respecter les personnes en acceptant qu’il puisse y avoir des inquiétudes, de l’incompréhension, de la colère et un sentiment de profonde injustice.
- Utiliser des processus de négociation efficaces fondés sur le courage de la vérité, la générosité de l’écoute et la puissance de l’exemplarité.
Tout cela, bien sûr avec des diagnostics partagés et surtout une vision à long terme où l’économique est au service des hommes et des femmes de l’entreprise.
Est-ce que le dialogue social actuel est adapté à la souffrance et à l’inquiétude qui rongent la société et ses acteurs?
Jugeons sur pièce avec ces dialogues, ou monologues raccourcis, simplifiés mais réels.
D’abord le terrible constat de la révolution économique mondiale
Que pensez-vous d’Uber Monsieur Jégo ?[1]
- Cette réalité est désormais perceptible par l’opinion à travers des succès souvent mondiaux comme ceux d’AirBnB, de Blablacar, Netflix, Kickstarter ou autres Uber.
- Nous ne devons pas être aveuglés au point de ne pas voir que ce sont les consommateurs et eux seuls qui choisissent de porter le développement de cette uberisation de notre société.
- Ce tsunami bouleverse l’ordre établi et vient percuter les habitudes, les modèles existants et les législations.
- Plutôt que de chercher à défendre à tout prix des mondes qui bientôt n’existeront plus, les responsables économiques et politiques ont le devoir d’anticiper ces évolutions afin d’adapter la société française à ces nouvelles pratiques.
Question en suspens : les dirigeants d’aujourd’hui sont-ils taillés pour anticiper ?
Monsieur le journaliste de Mediapart[2]
Cette économie du partage des ressources est-elle en route ?
- et elle ne s’arrêtera pas, car cette uberisation règle beaucoup de problèmes.
- D’abord, financiers pour les clients, comment refuser un produit ou un service qui est beaucoup moins onéreux ?
- L’uberisation règle aussi beaucoup de problèmes écologiques au sens large du terme, c’est une optimisation généralisée des ressources avec des gains énormes dans la construction et dans l’utilisation des produits.
- Pour reprendre les taxis parisiens, c’est l’exemple même, moins de voitures dans la capitale, ce n’est pas ce que cherchent les pouvoirs publics, et surtout les parisiens ? L’uberisation règle ces deux problèmes en même temps.
- C’est clair que cela ne va pas se passer dans le calme, car les métiers qui sont remis en cause ne peuvent pas, ou plus souvent ne veulent pas évoluer.
Question en suspens : Que dire aux salariés qui ne savent pas ce qu’ils vont devenir ?
Monsieur Oussama Ammar[3]
Comment voyez vous le changement aujourd’hui ?
- Il y a une fracture autour des années 2000 : le risque de l’investissement n’a jamais été aussi élevé.
- Les avantages compétitifs n’existent plus.
- La vitesse d’exécution et la radicalité font la différence, et l’information est devenue une commodité.
- La propriété industrielle n’est pas un obstacle et comme disait Picasso : les bons artistes copient, les grands artistes volent.
- Dans ce nouveau monde il faut faire des choses impossibles, car on entre dans l’ère de la singularité.
- Les individus n’ont jamais eu autant de pouvoir.
Que pensez-vous des experts ?
- ce sont des paternalistes ; la notion d’expertise a changé.
- Ce qui compte aujourd’hui ce n’est plus de savoir, mais de savoir chercher.
Comment s’adapter à ce nouveau monde ?
- Ne plus chercher à calculer les risques.
- Avoir une idée d’abord, chercher des clients pour la tester et aller vite dans l’exécution.
- Donner sans réfléchir à ce que ça vous rapporte.
Question en suspens : le système éducatif est-il adapté à cette nouvelle donne?
Ensuite quelle place donner aux salariés, aux précaires et aux chômeurs ?
Monsieur Geoffroy Roux de Bézieux (vice-président du MEDEF) [4]
Comment interprétez-vous le niveau de violence chez Air France?
- C’est une minorité qui a perdu ses nerfs.
Que disent ces images que l’on voit partout ?
- elles ne disent pas la vérité du dialogue social en France.
Est-ce que vous pouvez comprendre ?
- le problème n’est pas la destruction d’emploi, c’est les créations d’emploi.
- Il faut se reconvertir, il faut se former.
Y a-t-il une responsabilité de la direction d’Air France ?
- À force de ne pas se dire les choses, à force de compromis, on ne fait pas de vraie réforme.
- Tous les secteurs sont bouleversés par des révolutions technologiques.
- Ceux qui bougent s’adapteront, ceux qui ne bougent pas ne s’adapteront pas.
Question en suspens : Que faire pour ceux qui ne pourront pas s’adapter?
Monsieur Alexandre de Juniac (président du groupe Air France KLM)[5]
Pourquoi ce conflit à propos de PERFORM, votre réforme que vous vouliez négocier ?
- Parfois je me réveille la nuit et je me dis : il n’y avait que du + dans cette réforme ; il y avait de l’argent à gagner et des emplois créés.
- Est-ce qu’on peut parler de délocalisation quand on parle du Portugal et de l’Allemagne ?
- Il y a eu beaucoup de fantasmes, de non-dit, de mensonges tactiques…
- J’ai fait deux erreurs : celle de ne pas assez expliquer et surtout celle de ne pas avoir compris le décalage de pensée entre nous, la direction et eux les syndicalistes. Ils ne savent pas ; ils ont conscience mais ils ne savent pas. Il y a ce fossé entre ce que nous savons et ce qu’ils savent.
- Il faut donc investir dans la conviction et l’explication.
Pourtant les syndicats avaient signé votre première réforme qui s’appelait TRANSFORM ?
- On avait fait un diagnostic partagé.
- On a fait un plan ensemble.
- On l’a fait expertiser.
Quelles conclusions tirez-vous de cet accès de colère ?
- On parle d’acquis sociaux et d’enjeux mondiaux. En anglais ça s’appelle social benefits ; c’est tout dire comme différence culturelle. En France un acquis c’est intangible et irréversible. Il faut s’adapter à chaque époque.
- Qu’est-ce que c’est que la durée du travail ? ça veut dire quoi à notre époque quand on travaille tout le temps, au bureau, chez soi…
- Qu’est-ce que ça veut dire quand on a interdit le travail des enfants ? qu’est-ce qu’un enfant ? le travail était interdit pour les enfants de moins de 8 ans. Est-ce encore un enfant au-dessus de 8 ans ?
- D’un côté il y a les compagnies du Golfe qui interdisent la grève, de l’autre les low cost. Nous avons à Air France, un écart de compétitivité entre 20 et 40%.
Question en suspens : est-ce que expliquer qu’il faut changer ou mourir est efficace?
Monsieur Erick Derivry, (président du SNPL France ALPA) [6]
Pensez-vous que votre syndicat soit immobile et campé sur le refus de négocier ?-
- Il est juste faux de considérer que les pilotes d’Air France sont dans l’immobilisme et dans la négation des réalités économiques.
- Ils ont, a contrario, un haut niveau de conscience des nécessaires efforts d’adaptation afin que l’entreprise conserve la maîtrise de son destin, dans un univers où les consolidations et les alliances exigent d’être acteur de son destin plutôt que spectateur.
Alors comment en êtes-vous arrivés là ?
- En premier lieu par l’ampleur de la marche : en l’absence d’un constat solidement partagé sur la situation de l’entreprise et sur l’objectif cible, comment imaginer que le niveau de l’effort considérable demandé aux pilotes puisse être consenti ? Quelle profession accepterait sans sourciller d’offrir l’équivalent de plus d’un mois de travail supplémentaire à salaire constant ?
- Comment les pilotes, qui volent déjà proches des limites règlementaires sur long-courrier sur le fleuron de la flotte Air France (Boeing 777) et qui prouvent ainsi leur engagement au service de la compagnie, peuvent comprendre une demande d’augmentation à hauteur de 100 heures de vol supplémentaires, soit plus 15% de leur activité actuelle ?
- Comment réagiraient celles et ceux dont la durée de travail est de 35 heures si on leur imposait un passage à 40 heures à salaire équivalent ?
Comment donc résoudre ces questions en suspens ?
D’abord en acceptant le fait démocratique et donc en négociant de manière responsable.
Expliquer et réexpliquer consiste à prendre une position de sachant envers un ignorant. Comme Oussama Ammar nous le dit le règne des experts et de la propriété des bonnes idées est terminé.
De plus, expliquer, Monsieur de Juniac, c’est ce que l’on appelle de la survente.
Quand l’autre résiste à mes explications je passe de la vente à la négociation en construisant avec l’autre un problème commun à résoudre ensemble.
Vous dites l’avoir fait pour TRANSFORM ; pourquoi ne pas le faire avec PERFORM ?
Quelques pistes pour conclure : que chacun prenne ses responsabilités en arrêtant de :
- Côté gouvernemental:
- disqualifier les mouvements sociaux
- culpabiliser et donner mauvaise conscience (aux grévistes par exemple)
- dévaloriser les organisations syndicales
- utiliser le chantage à l’emploi
- dénigrer et attaquer les personnes
- Côté syndical
- faire des procès d’intention
- faire des amalgames
- exercer des pressions
- proférer des menaces (directes ou voilées)
- pratiquer la surenchère
- recourir systématiquement au droit
- Côté patronal
- attaquer la compétence économique de ses interlocuteurs
- pratiquer la langue de bois
- se décharger de sa responsabilité sur des tiers (porte parole, consultants, bureaux d’études, avocats spécialisés en droit du travail) pour animer le dialogue social
- recourir systématiquement au droit
- diviser les syndicats
- en appeler aux consommateurs contre les salariés
Yves HALIFA
7 octobre 2015
[1] Yves Jégo dans l’Opinion du 7 juillet 2015.
[2] L’uberisation : l’économie en marche dans Mediapart du 26 juin 2015
[3] http://fr.wamda.com/2014/09/oussama-ammar-de-thefamily-entrepreneur-philosophe-investisseur
[4] Entretien radio sur France Inter avec Léa Salamé le 6 octobre 2015
[5] Conférence à l’Abbaye de Royaumont le 7 décembre 2014
Très enrichissant … ça fait rever.. Je crois que le gouvernement autant que les patrons les partenaires sociaux et les salariés seront obligés de s adapter à cette (r)evolution du mode de travail de vie et meme de penser …
Aujourd hui les gens sont dans la “débrouille” et ont a porté de main des nouveaux outils qui leur permettent de mieux vivre… nous devenons de plus en plus individualiste et l intelligence est de s adapter à ces interlocuteurs (en politique, syndicalisme ou gestion d’entreprise..)
Dans le chapitre :
“Quelques pistes pour conclure : que chacun prenne ses responsabilités en arrêtant de” :
j’aurais peut etre rajouté les medias … qui ont eux aussi une grande responsabilité dans le ralentissement de l’evolution necessaire … mais qui s’ils ne s’adaptent pas seront vite rattrapés par les actuels et futurs types et modes de réseaux sociaux …
Cordialement,
Cher Yves
Séquence de points de vue fort intéressante. Comme tu l’as indiqué l’UBERISATION se fait généralement au bénéfice des consommateurs. Cela dit
– les consommateurs sont aussi quelque fois des salariés – l’UBERISATION va certainement développer une catégorie moins protégée et favoriser l’individu (Cf Oussama Amar) (“auto entrepreneurs multi taches)
– la captation à tendance hégémonique et avec des profits considérables basés non plus sur le capital mais sur l’utilisation des clients (ex: UBER valorisé à 50 bio USD dès auj) pourrait, sans des gardes fous à inventer, fragiliser lesdits consommateurs; ceux-ci devenus hyper dépendants d’une offre de services efficaces – bon marché et ….incontournable !
Ralph Nader dans son temps veillait à défendre les intérêts des consommateurs vs le grand capitalisme Corporate. Comment “protéger” les consommateurs d’un abus de position dominante qu’ils auront eux même crée et enchanté ??
Voilà selon moi un vrai défi à relever car l’UBERISATION est effectivement en marche – ineluctable et très souvent excellente !