La tarte à la crème et le dialogue social
Le conflit social dur et qui dure. Une spécialité française ?
Photo :REUTERS/Kai Pfaffenbach
La tarte à la crème
Il est de rigueur de stigmatiser la France, royaume du conflit social. Il est vrai que l’actualité de la SNCF et d’Air France, avec des patrons droits dans leurs bottes et des syndicats jusqu’au-boutistes, illustre cette doxa qui veut nous faire croire que la France est ingouvernable, qu’il est très difficile d’y faire des réformes et que tout cela provient de la verticalité du pouvoir. Ce serait donc un problème culturel. est-ce que nos voisins seraient immunisés?
Face aux conflits sociaux :
Quelles sont les différences culturelles ?
Quelles sont les ressemblances ?
Cause identique, solutions différentes ?
Partout en Europe, Allemagne, Belgique par exemple, les syndicats appellent à la grève, jugent les propositions patronales insuffisantes au regard des résultats financiers des entreprises et des efforts consentis pour s’adapter à la concurrence et conquérir des marges de compétitivité. Partout, les directions considèrent qu’accorder davantage de rémunération, mettrait en péril l’équilibre financier des entreprises.
L’actualité du festival de Cannes avec le film, En Guerre, de Stéphane Brizé, met en évidence la perception des injustices:
vous nous avez demandé des sacrifices et aujourd’hui on constate que vous n’avez pas tenu parole!
Le dialogue social ne parvient plus à gérer la colère devant un partage de la valeur ressenti de plus en plus inéquitable.
Petit tour d’Europe
On cite souvent l’Allemagne comme un modèle de ce qu’il faudrait faire pour devenir raisonnable.
Observons les conflits à répétition qu’a vécu la compagnie Lufthansa.
La compagnie allemande est le premier transporteur aérien européen (107,7 millions de passagers en 2015, + 1,6 % par rapport à 2014). Mais, comme toutes ses homologues européennes, elle est malmenée par les compagnies à bas coûts, Ryanair ou EasyJet, et par les compagnies du Golfe sur ses vols long-courriers. Autant de raisons de vouloir réduire les coûts?
Le 15 février 2017, le journal Le Monde observait :
Après trois ans de conflit, Lufthansa trouve un accord salarial avec ses pilotes
Les 5 400 pilotes des compagnies Lufthansa, Lufthansa Cargo (fret) et Germanwings vont être augmentés de 8,7 %.
Le bras de fer entre le syndicat VC et la direction durait depuis 2014!
Selon Lufthansa, les différents épisodes de grève des pilotes lui avaient déjà coûté 351 millions d’euros en 2014 et 2015. Une nouvelle vague de débrayages en novembre 2016, ayant fortement perturbé le trafic, lui avait encore coûté 100 millions d’euros.
Le syndicat déplorait que ces derniers, faute d’accord, n’aient pas bénéficié d’une revalorisation salariale depuis plus de cinq ans.
Le syndicat, VC, réclamait une augmentation annuelle moyenne de 3,66 %, mettant en avant les bénéfices de plus de 5 milliards d’euros dégagés par la Lufthansa durant cette période.
La direction avait fait une offre très éloignée, qu’elle a du revoir en proposant une prime représentant 1,8 mois de salaire pour compenser l’absence de revalorisations depuis 2012, ainsi qu’une augmentation salariale de 4,4 % sur deux ans. Ce qu’avait rejeté le syndicat.
Résonances
La grève à Air France avait débuté par une demande des syndicats de pilotes, organisés en intersyndicale, de rattrapage salarial après 6 ans de gel des rémunérations et un bénéfice d’exploitation retrouvé.
Différences
La direction de Lufthansa avait proposé au syndicat VC une procédure d’arbitrage. Sans succès. Elle avait également tenté de faire interdire la grève par voie de justice; en vain.
Dans les conflit Air France, les syndicats avaient demandé une médiation: refusée.
Ressemblances
Lufthansa a déjà fait face à des conflits de longue durée avec d’autres catégories de personnel: les personnels au sol, ou encore les personnels navigants. A chaque fois, la résolution de ces conflits a nécessité de longs mois de négociations.
Exemple: en février et mars 2012, les personnels au sol des aéroports de Francfort et Berlin Tegel s’étaient mis en grève à l’appel du syndicat Verdi (Vereinte Dienstleistungsgewerkschaft, « syndicat uni des services »), autour de questions salariales.
Ce n’est qu’à la fin de novembre 2015 (!) que la direction de la Lufthansa était parvenue à régler ce dossier en concluant un accord sur les salaires, mais aussi sur les retraites.
Après des mouvements très suivis en septembre 2012, direction et syndicat s’étaient mis d’accord pour faire intervenir un médiateur, procédure classique dans les conflits sociaux allemands, qui entraîne la suspension des grèves…
Est-ce du passé ?
Autre exemple: Ce mois d’avril 2018, une grève surprise lancée par le syndicat Verdi dans les aéroports de Francfort, Munich, Cologne-Bonn et Brême a forcé la compagnie aérienne Lufthansa à annuler 800 vols, soit la moitié des départs prévus. Toutes les compagnies sont affectées par le mouvement mené sur fond de négociations salariales.
Le syndicat Verdi a appelé les services de soutien et une partie des pompiers des aéroports à la grève le 10 avril 2018, afin de faire pression dans le cadre des négociations salariales en cours. Il exige une augmentation des salaires de 6% (ou de 200 euros par mois au minimum) pour environ 2,3 millions d’employés du secteur public en Allemagne.
On remarque que l’outil de la grève comme moyen de pression n’est pas une spécialité de la gastronomie sociale française, et, que c’est une tarte à la crème que de dire:
les français sont des adeptes de la gréviculture… Il y aurait aussi, la gréviKultur!
Similitudes des réactions patronales
- Faire appel devant les médias à la responsabilité des compagnies vis-à-vis des passagers injustement pénalisés,
- dénoncer devant ces mêmes médias des syndicats irresponsables,
- annoncer des chiffres démontrant cette irresponsabilité,
- argumenter sur le “j’ai raison et ils n’ont pas compris”,
- diviser les syndicats en privilégiant des compromis avec ceux considérés coopératifs,
sont des réflexes conditionnés très répandus et révélateurs de l’absence d’une culture du dialogue social.
Bettina Volkens, chargée des ressources humaines de Star Alliance :
Nous ne comprenons pas comment Verdi peut faire subir cette grève aux passagers qui ne sont en rien concernés par ce conflit. Lufthansa n’est pas impliquée dans cette négociation collective, mais malheureusement, nos clients et notre entreprise en subissent les conséquences.
La nature et l’ampleur d’une telle journée de grève est, à l’heure actuelle, inappropriée et déraisonnable…la grève doit être l’ultime recours dans un conflit salarial.
Il est important que la classe politique et les législateurs puissent définir des règles claires concernant les grèves.Nous regrettons que les plans de voyage de nombreux de nos clients soient affectés par cette grève de Verdi et nous travaillons afin d’en minimiser l’impact, autant que possible.
Monsieur Janaillac pour Air France :
Air France n’a pas les moyens d’augmenter brutalement ses coûts. Nos partenaires sociaux doivent accepter cette réalité et cesser de vivre dans un passé révolu depuis de nombreuses années.
Élisabeth Borne, ministre des transports :
Certes, Air France a eu de bons résultats en 2017, mais ses concurrents ont eu une meilleure performance au niveau économique, la compagnie doit avoir des marges de manœuvre pour renouveler sa flotte d’avions, j’appelle les syndicats à la responsabilité.
La métallurgie allemande n’est pas en reste :
En janvier 2018, pour la première fois, le puissant syndicat IG Metall ne s’est pas contenté de grèves d’avertissement de quelques heures dans les entreprises mais des arrêts de travail de 24 heures ont eu lieu dans des entreprises de l’ouest du pays. Les salariés ont été indemnisés par le syndicat pour les pertes de salaires subies. (RFI-31-01-2018).
Et la Belgique ?
Les chemins de fer…comme en France !
En 2016, une grève inattendue dans les chemins de fer, commencée le 26 mai ne s’achèvera que le 1er juin, au lendemain d’une paralysie de tous les services publics.
La pénitentiaire…comme en France !
Des surveillants pénitentiaires se sont mis en grève pendant trente-cinq jours en Wallonie et à Bruxelles.
La police…comme en France !
Des policiers, eux aussi tentés par des actions, qui se disaient débordés par les missions liées au maintien du niveau d’alerte terroriste et refusaient de remplacer les gardiens de prison se sont mutinés.
Les magistrats…comme en France !
Ils se sont croisés les bras pendant une journée.
(Le Monde).
Ces exemples, non exhaustifs, sont-ils le reflet d’une mauvaise gouvernance, de mauvaises pratiques de gestion des ressources humaines, ou bien d’un mal-être généralisé ?
La réponse se trouve peut-être en Chine
Selon un rapport du China Labour Bulletin, de nombreuses luttes sociales ont conduit les travailleurs chinois, encadrés au départ par des syndicats légitimistes, à revendiquer une représentation des salariés.
Le syndicat officiel, ACFTU, avec ses 900 000 permanents n’a pas répondu pas à cette demande. Au point que Xi Jinping, le président chinois, a demandé aux membres de ce syndicat officiel de renforcer leur travail de terrain pour être davantage à l’écoute des salariés.
Mais, toujours selon ce rapport, il semblerait que le message ne soit pas passé :
les employeurs réagissent au mieux avec mépris, mais souvent avec des stratégies d’intimidation voire de répression.
Certes, il existe un droit du travail en Chine, mais il ne prévoit pas de sanctions pour ceux qui ne le respectent pas.
Quant à la négociation, celle-ci demeure pour l’instant une pratique marginale.
En revanche du côté des pouvoirs publics, on note une diversité de postures selon les régions et leurs intérêts. Le gouvernement intervient soit en réformant, soit en rétablissant l’ordre, selon le CLB.
Dans le secteur privé, les politiques se montrent souvent neutres et laissent aux entreprises le soin de régler leur conflit.
Pour autant, la répression d’actions jugées menaçantes pour l’ordre social reste une pratique courante… Sur les 1 171 conflits recensés, les forces de l’ordre sont intervenues 239 fois dont 150 directement dans les usines.
En conclusion, l’analyse de ce rapport montre le réel besoin de dialogue social ressenti par les travailleurs chinois.
Enfin, le discours politique sur la nécessité de « redynamiser » le syndicalisme pourrait conduire à des évolutions favorables à une représentation syndicale du personnel dans les entreprises.
(l’analyse de ce rapport sur l’état du dialogue social a été réalisée par la CFDT : dblain@cfdt.fr)
Cause identique, solutions différentes ?
Au-delà des différences culturelles, des modes de gouvernance (verticaux ou horizontaux), des forces et faiblesses des syndicats nationaux, subsiste un déficit majeur de la culture du dialogue social.
On assiste à un effet positif de la mondialisation qui réside dans une aspiration à plus de démocratie au quotidien, sur le lieu de travail, dans l’entreprise privée ou publique.
En Europe, les codes du travail sont respectés mais remis en cause pour, pense-t-on, faire face à la concurrence internationale et pensés comme des facteurs de coût…
En France, le dialogue social est à l’honneur…dans les textes de loi.
Il est affiché comme un impératif de réussite de la performance économique.
Mais il n’est pas pratiqué au quotidien ; il s’est calcifié en guerres de positions annoncées d’avance.
Comment le faire vivre ? en le décloisonnant, en le rapprochant du terrain, en améliorant le partage de la valeur.
Ce n’est pas une spécificité française, c’est une exigence démocratique. La négociation permanente c’est la pratique de la démocratie au quotidien.
Yves HALIFA
15 mai 2018
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