La grève générale!
Brown entra avec le plateau et le journal du matin.
Je remarquai l’absence de lait.
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La crèmerie ne nous a pas livrés ce matin, la boulangerie non plus.
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Demain les journaux ne paraîtront pas.
J’acceptai le café noir et dépliai la feuille : une grève générale venait d’être déclarée sur tout le territoire américain.
Quel pessimisme ! Depuis une génération, la grève générale représentait le rêve des travailleurs organisés.
En lisant, je me mis à rire des sombres pronostics du journal.
J’avais vu les syndicats s’embourber dans trop de conflit. L’affaire serait réglée au bout de quelques jours. Le gouvernement ne tarderait pas à la briser.
C’est en arrivant au club que je réalisai que c’était le chaos.
Depuis des semaines et des mois, avec finesse et en secret, les ouvriers avaient accumulé leurs propres réserves et c’étaient les patrons, les nantis qui se trouvaient à court de nourriture.
Il n’y avait à San Francisco qu’une quantité limitée de vivres. La fin s’annonçait, la violence ne tarda pas à se manifester. La loi et l’ordre disparurent.
Les patrons cédèrent.
Vous venez de lire un extrait du Rêve de Debs, nouvelle de Jack London publiée en 1909. (Eugène Victor Debs, qui va rassembler dix mille militants aguerris autour de lui, et créer en 1901 le Socialist Party of America).
Jack London
Grand écrivain américain, il avait déjà soupé de la précarité : à 18 ans, il avait été livreur de glace, vendeur de journaux, ramasseur de quilles dans un bowling, mousse pour une campagne de chasse aux phoques et travaillé pour une conserverie.
Puis on lui dit un jour:
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Travaillez et vous vous hisserez tout en haut de l’échelle…
Pour trente dollars mensuels, Jack London accepta un contrat de dix heures par jour, dimanches et jours fériés compris, avec un seul jour de congé par mois jusqu’au moment où il découvrit qu’il réalisait la charge de deux hommes et contribuait ainsi, “grâce à sa productivité” à la croissance de la marge de l’entreprise pour laquelle il travaillait…
les premiers de cordée ont peut-être lâché la corde? Ils continuent à grimper vers quel objectif? Croissance infinie? plein-emploi? sécurité? Les sherpas s’en retournent chez eux… les suiveurs ne peuvent plus suivre… leurs tentes sont trempées et il fait trop froid ou trop chaud et ils ont le sentiment que tout le monde s’en fout…
La même semaine, trois personnages lancent la même alerte rouge !
D’abord, Nicolas HULOT, désespéré par l’absence de vision à, long terme
- On ne négocie pas avec la nature.
- La pression du court terme préempte les enjeux de long terme.
- Je ne peux plus accepter les petits arrangements.
- Autoriser Total à ouvrir une usine de raffinage d’huile de palme
- Ne pas lancer réellement la rénovation des 500 000 logements passoires thermiques,
- Rouvrir la chasse aux espèces menacées,
- Continuer le programme de remplacement des usines de production d’électricité d’origine nucléaire…
Puis, l’économiste, Daniel Cohen et l’inquiétude face au refus du long terme
Directeur du département d’économie de l’Ecole Normale supérieure et auteur d’un nouveau livre chez Albin Michel, “Il faut dire que les temps ont changé…” regrette qu’il n’y ait pas eu de remise à plat des contrats précaires:
- Nos sociétés ne sont pas prêtes à renoncer à leur appétit de croissance.
- Il y a une incapacité à se projeter dans l’avenir.
- Très peu de gens, 5 % seulement, veulent vivre dans l’avenir.
“Il faut faire le deuil de la promesse de progrès que la société industrielle devait apporter. La chaîne de valeurs sociales fonctionnait. Aujourd’hui, le monde n’est plus intégrateur.”
“Les classes populaires ont subi un forte désocialisation. Il n’y a plus de syndicats puissants qui portent leur parole. Elles sont phobiques à l’égard des immigrés mais aussi de leur propre famille. Les forces d’intégration ont disparu.”
Et enfin, Patrick ARTUS, prophète de la révolte face à la précarité!
Chef économiste de Natixis, auteur d’un nouvel ouvrage chez Fayard,
“Et si les salariés se révoltaient ?”
Il nous alerte sur l’exaspération des salariés qui se vivent comme les grands perdants des bouleversements qui sont à l’œuvre, et supportent de plus en plus mal leur quotidien difficile.
Ils manifestent leur détresse à travers des sondages, lors d’élections, et, on pourrait ajouter, par l’absentéisme et le burn-out…
- On leur demande d’accepter le blocage de leurs salaires dès que leurs entreprises subissent une baisse de croissance.
- Ils ne perçoivent rien quand le beau temps revient.
- le capitalisme évolue de plus en plus vers un modèle où les actionnaires s’efforcent de préserver coûte que coûte dividendes et rendement du capital. C’est un monde à l’envers qui s’est dessiné en l’espace de deux ou trois décennies.
- Les sacrifices que les salariés sont invités à consentir à court terme se justifient par un objectif de long terme.
- La structure des emplois se déforme au détriment de l’industrie et en faveur d’emplois de services peu sophistiqués.
Patrick Artus ne conteste pas les réformes du marché du travail mais les constate asymétriques…
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Les entreprises ont pu augmenter leur marge grâce à, notamment, l’affaiblissement du pouvoir de négociation des travailleurs et aux réformes du marché du travail.
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Elles ne sont pas illégitimes dans un monde très concurrentiel mais elles ne sont pas symétriques : il existe une asymétrie du partage de la valeur créée par l’entreprise.
Trois alertes, avec le même thème:
ATTENTION, la révolte est sourde mais elle est là! Il n’y aura rien de bon pour les entreprises, le pays et la société dans son ensemble si l’on ne fait pas plus participer réellement l’ensemble des salariés aux décisions qui les concernent et, surtout si l’on ne rétablit pas très vite les équilibres entre nécessité économique et justice sociale.
Le dialogue social ne peut fonctionner si le gâteau produit n’est pas mieux réparti et si l’on ne propose pas clairement un bonheur partagé.
Yves HALIFA
jeudi 30 août 2018
- Article réalisé grâce au concours de Vittorio de Filippis qui a interviewé Patrick ARTUS dans Libération du 28 août 2018; de J.-F. Pécresse, citant Nicolas Hulot dans les Échos daté du 29 août 2018; des Éditions Libertalia (2013) pour les références à Jack London.
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