Éric Vuillard (prix Goncourt pour l’Ordre du jour) vient de publier un nouveau livre, la Guerre des pauvres (Actes Sud) qui fait écho à la crise des Gilets jaunes.
La crise actuelle est-elle en train de faire tâche d’huile dans les entreprises? et sous quelle forme? Que faire pour y répondre?
Facebook au XIV ème siècle…
Quand on accuse les réseaux sociaux de l’amplitude de la crise actuelle on oublie l’histoire de l’imprimerie.
Une pâte brûlante avait coulé depuis Mayence sur tout les reste de l’Europe…chaque lettre, chaque morceau d’idée, chaque signe de ponctuation s’était retrouvé pris dans un bout de métal. On les avait répartis dans un tiroir de bois…On avait composé des mots; des lignes, des pages…Ça avait fait un livre. La Bible.
Ainsi, en trois ans, on en fit cent quatre vingts, pendant qu’un seul moine, lui, n’en aurait copié qu’une. et les livres s’étaient multipliés…
Une soif de pureté face au vieux discours…
Quand la légitimité des dirigeants et possédants s’est dissoute dans l’absence de sens.
Ils allaient prêcher aux pauvres tisserands, aux mineurs, à leurs femmes, à tous les misérables…Et on les écoute. Ils commencent à se dire qu’on leur a menti…On avait du mal à comprendre pourquoi Dieu, le dieu des mendiants crucifié entre deux voleurs, avait besoin de tant d’éclat, pourquoi ses ministres avaient besoin de tellement de luxe, on éprouvait parfois une gêne…Une soif de pureté traversait le pays, galvanisait les foules, interrompant brutalement le vieux discours.
La taxe! comme une étincelle…
Quand le consentement à l’impôt n’est plus une évidence.
En 1380 le Parlement anglais invente une nouvelle Poll Tax (sorte de taxe d’habitation), et brusquement les paysans se soulèvent. Les routes sont coupées. Les châteaux brûlent. Puis ça se propage dans le Kent, le Norfolk et le Sussex.
La Poll Tax est contestée et les hiérarchies remises en cause. Les nobles fuient, les soldats désertent, les rues des villages sont encombrées d’épaves, charrettes renversées, sacs de terre.
La tétanie et la sidération du Pouvoir…
Quand les dirigeants ne comprennent plus la situation et qu’ils nomment la révolte, “irrationnelle”.
Les paysans marchent sans ordre et ils sont si nombreux, plus de cent mille; on vient de partout, des foules misérables se rassemblent.
A Londres c’est la panique. Le roi ne sait plus quoi faire. Les bourgeois et les nobles errent comme des ombres dans les couloirs.
Les promesses, la méfiance et les revendications…
Quand les manipulations deviennent d’évidentes fin de non recevoir.
Les insurgés exigent de parler au Roi; le Parlement a voté cette satanée taxe?
Le Roi, lui, va écouter le peuple, il va venir les voir…
Mais le Roi ne vient pas. Les insurgés pénètrent dans Londres et fraternisent avec la population.
Ils réclament maintenant l’abolition du servage.
La négociation…
Quand la confiance a totalement disparue.
Le Roi, après avoir cherché à fuir, parlemente. Il accorde tout :
– la liberté pour les serfs
– la levée des taxes
– une amnistie générale
Mais, la foule se déchaîne et décapite le Lord Trésorier.
Qui était ce roi? Richard II, âgé de 14 ans.
Comme en 1380, Margaret Thatcher a tenté en 1989 de mettre en place une Poll Tax, un impôt locatif forfaitaire par tête (capitation). Le 31 mars 1990 des émeutes provoquent blessés et dégâts à Trafalgar square et Margaret Thatcher est contrainte à la démission le 22 novembre de la même année.
L’Histoire ne se répète pas, elle bégaie…
La répression brutale des années 1380 n’aura pas lieu en 2019. Mais la crise va durer.
Comment faire en sorte qu’elle ne se répande pas dans les communautés de travail (entreprises, hôpitaux, services publics territoriaux et centraux) ?
Cet extrait du discours d’investiture de Franklin Delano Roosevelt le 4 mars 1933 est toujours d’actualité :
Reconnaître la fausseté des biens matériels comme critère du succès va de pair avec la remise en question de la croyance selon laquelle les fonctions officielles et les plus hautes charges politiques se mesurent seulement à l’aune de la fierté d’occuper un poste et en fonction du bénéfice personnel. Il faut mettre fin à ce comportement dans le monde bancaire et des affaires qui trop souvent a conféré au rapport de confiance l’apparence du méfait égoïste et sans cœur.
Il ne faut dès lors pas s’étonner que la confiance se dégrade, car elle ne prospère que sur l’honnêteté et sur l’honneur, sur le respect des obligations, sur la protection fidèle, sur la réalisation altruiste. Sans cela, il n’y a point de confiance.Que faire pour sortir du cycle infernal, malaise-revendications-attentisme-concessions-méfiance-ruses-répression?
Cinq précautions à prendre :
- Du macro au micro
A chaque fois qu’on prend une décision, gouvernant ou dirigeant, imaginer ses conséquences concrètes sur la vie des gens sans privilégier à tout prix le résultat recherché.
Exemple: une hausse de taxe, pour encourager les gens à aller vers des “voitures propres”? pourquoi pas, mais que va t-il se passer au quotidien sur la réalité d’une vie mobile pour aller travailler et quel va être le ressenti? - Intérêt général et intérêts particuliers
L’intérêt général ne recouvre jamais chaque intérêt particulier et le recours à la pédagogie pour convaincre est toujours perçue comme un chantage inacceptable. - Brandir la réalité des chiffres
Des critères objectifs ne le sont que pour ceux qui les ont fabriqués. Les autres les perçoivent comme des armes de mauvaise foi. Effectuer de véritables diagnostics partagés pour négocier la réalité vécue. - Des lieux d’expression
Promulguées en 1982, les lois Auroux sont à l’origine d’innovations notables en matière d’expression des salariés sur leurs conditions de travail et de prévention des risques. Elles sont notamment à l’origine de la création du CHSCT, mais aussi du droit de retrait. Elles sont peu à, peu tombées en désuétude alors qu’elles devaient contribuer à créer de véritables lieux d’expression sur des sujets aujourd’hui judiciarisés. - Un dialogue social informel
Les craintes d’origine patronales et syndicales ne permettent pas aux managers de proximité de jouer leurs rôles de lanceurs d’alerte sur la réalité du climat social de chaque équipe.
Pour conclure, rappelons-nous que la démocratie moderne réduit les individus à des abstractions de droit public, des fonctions, des postes de travail, des carrières, des citoyens avec des devoirs et des droits sans tenir compte des différences et des complémentarités.
Pour que les malaises ne se transforment en révoltes le dialogue permanent devrait devenir la règle.
Le Président l’a dit: il faut inventer la société du débat permanent.
C’est devenu une nécessité.
Yves HALIFA
3 février 2019
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