Malgré la qualité des négociations engagées durant l’été par le ministère de l’agriculture[1] les dernières négociations ont été plus que déceptives, désespérantes.
Le 3 septembre dernier La FNSEA a mobilisé des tracteurs pour immobiliser Paris.
Son président, Xavier Beulin souhaitait obtenir des « rallonges » du gouvernement au plan d’urgence annoncé en juillet afin de résoudre la crise des éleveurs.
Les négociateurs professionnels d’aujourd’hui négocient-ils les solutions aux vrais problèmes ?
Hier comme aujourd’hui le courage d’affronter la vérité se dissout dans des pratiques compensatoires sans gloire ni futur.
Pourquoi ? Et comment ?
Excès de poussière dans un atelier ?
= prime douche qui évite d’acheter un aspirateur !
Déjà en 1996, Henri Vacquin[2] constatait la crise de la représentativité syndicale dans l’entreprise en fustigeant le deal implicite qui réunissait patrons et syndicalistes dans une forme d’assassinat des questions sociales qui les dérangeaient en commun.
Comme de nombreux sociologues il alertait l’opinion sur la double consanguinité qui existait dans les univers patronaux et syndicaux.
- Le même système hiérarchique : Les adversaires n’avaient aucune divergence de vues sur le type d’exercice du pouvoir ni sur les formes d’organisation du travail. Des deux côtés l’organisation était une fin en soi. Même type de hiérarchie dans l’entreprise et dans le syndicat. Même refus des critiques.
- Similitude d’analyse du système de production : productivisme
et stakhanovisme ; entente implicite pour favoriser l’emploi à tout prix, y compris au détriment des conséquences négatives sur l’environnement et la santé.C’était l’époque des acquis compensatoires : - Les tensions sociales issues du système de production étaient résolues par du pouvoir d’achat. Et les syndicalistes triomphaient d’avoir arraché du pouvoir d’achat. On ne résolvait en rien les nuisances du travail, on se bornait à offrir des compensations.
- Excès de poussière dans un atelier = prime douche qui évite d’acheter un aspirateur.
“Oui je pleure. On n’a rien obtenu. »
Le monde agricole vit certainement, au-delà de la réelle crise économique qu’il supporte, une crise de représentativité syndicale.
Premier acte :
Les blocages des éleveurs et producteurs de lait s’intensifient partout en France. Pourquoi manifestent-ils? Les faibles prix de la viande (porc et bœuf) qui ne leur permettent pas de couvrir leurs coûts de production. Selon la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), le revenu des producteurs de viande bovine a chuté à environ 12 000 euros par an. Le litre de lait vaut désormais 30 centimes, le kilo de viande de porc 1,3 euro et celui de viande bovine, 3 euros, soit une baisse de 20 à 30% en un an, selon ces produits.[3]
Deuxième acte :
Xavier Beulin, président de la FNSEA rencontre le gouvernement et lui annonce qu’il faudrait 3 milliards d’euros sur trois ans pour redonner sa compétitivité à l’agriculture française, et acte la bonne volonté de François Hollande qui lui a « fait part de son intérêt pour mobiliser tout ce qui peut l’être » en matière d’investissements.
Le syndicaliste a aussi expliqué être tombé « d’accord » avec l’exécutif sur les « demandes à formuler à Bruxelles » lors du conseil européen sur l’agriculture du 7 septembre. Ces requêtes porteront sur la levée de l’embargo russe sur les produits agricoles européens, notamment sur le porc, sur le financement de mesures de stockage et d’intervention sur le porc et le lait, sur le prix du lait et sur l’étiquetage des viandes.
Troisième acte :
« On croit au travail qui sera fait d’ici le 3 septembre » en collaboration avec le gouvernement, mais il y aura dans tous les cas « 1 000 tracteurs » dans la capitale ce jour-là, a déclaré Dominique Barrau, secrétaire général de la FNSEA, à l’issue d’une réunion à l’Elysée avec le chef de l’Etat, le premier ministre et le ministre de l’agriculture. [4]
Quatrième acte :
Les 1000 tracteurs sont 1500 à Paris. Les syndicalistes négocient et reviennent devant leur base en déclarant que « le gouvernement a entendu » cette demande de considération. A ces mots, une partie de la foule réagi en criant :
- « Vendus ! », « Démission ! » ou « On va mettre le feu ».
- « Vous n’êtes pas venus pour rien, tout n’est pas réglé mais votre mobilisation a permis de franchir un grand pas », annonce Xavier Beulin, vers 15h00, après avoir énuméré les promesses de Matignon.
L’engagement de Manuel Valls à faire « une pause sur les normes » est applaudi par l’assemblée. Mais :
– « On n’a rien obtenu, pas de prix, aucune garantie », s’énerve auprès de l’AFP Christophe Le Tyrant, éleveur de porcs dans les Côtes-d’Armor. « On a une “année blanche” mais ça ne résout rien, à la fin de l’année on devra bien les payer, les traites ».
- « On attendait des mesures concrètes sur notre compétitivité, on a encore des pansements ! »
- « Xavier Beulin n’a fait que rapporter les annonces du Premier ministre. Il devait bien savoir en montant en tribune que son discours était creux. Mais il a fait le job… »
Emmanuel: “Oui je pleure. On n’a rien obtenu. Rien. Des allègements de cotisations? Qu’est-ce que ça peut faire, on n’a plus de revenus!”.
Fabrice : “J’étais motivé en partant. Je repars déçu. On voulait une augmentation des prix, parce que des aides c’est éphémère”.
Cette crise est grave parce qu’elle intervient alors que l’Union européenne s’est en grande partie privée des outils de gestion des marchés de la politique agricole commune, permettant d’intervenir en cas de tension.
Outre la conjoncture actuelle, les éleveurs doivent aujourd’hui payer les annuités reportées en 2009 par le plan Sarkozy au moment de la crise économique.
Les agriculteurs français ont-ils bien anticipé la disparition de la Politique agricole commune ?
Syndicalisme agricole et syndicalisme d’entreprise sont-ils soumis à la même crise de représentativité ? Et pour quelles raisons ?
Le monde change, les règles du jeu sont modifiées par la mondialisation des échanges et par la disparition des mécanismes compensatoires de la gestion des tensions.
Les protections sautent au profit du libre jeu de la concurrence internationale. Et ceux qui pensaient avoir une protection souffrent et ont peur de l’avenir.
Les représentants de ceux qui souffrent ont-ils conscience que le monde de l’agriculteur après celui du paysan va disparaître au profit d’un autre monde ?
Les représentants de ceux qui souffrent ont-ils conscience de la disparition de la frontière entre travail protégé et travail précarisé ?
Le danger qui existe pour les négociateurs actuels c’est le fossé qui existe entre la représentation qu’ils se font de la réalité et leur immersion dans cette réalité.
Nous sommes dans une crise de la représentation.
La négociation remplit désormais la seule fonction qui lui soit possible, celle d’être une fin en soi :
une négociation pour la négociation, le simulacre d’un rituel.
Le prix de vente est en-dessous du prix de revient?
= distribution d’une aide qui évite de dire la vérité!
De quelles vérités s’agit-il ? Celles difficiles à dire. Qu’il faut changer de métier. Qu’il faut créer de nouvelles manières de travailler. Qu’il faut innover. Que de nouvelles règles du jeu sont en train d’émerger…
Le Premier ministre Manuel Valls a promis en début d’après-midi une nouvelle série d’aides aux agriculteurs en difficulté, permettant selon lui de répondre aux besoins d’investissement de la filière.
“C’est un message d’amour, c’est un message fort et sincère: vous avez le soutien de la Nation”, a lancé le Premier ministre.
En conclusion
Qui dit amour, dit solidarité. Quelle solidarité au sein de la filière agro-alimentaire ? Observons les comportements des distributeurs dans les prochaines semaines.
Quelle solidarité entre salariés et chômeurs ? Observons la prochaine réforme du droit du travail.
Quelle solidarité entre français et migrants ? Observons le prochain sondage BFM…
Yves Halifa
Lundi 7 septembre 2015
[1] http://agriculture.gouv.fr/le-plan-de-soutien-lelevage-francais
[2] Dans un entretien publié dans la revue Autrement N°163
[3] http://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/021219695170-sept-questions-clefs-pour-comprendre-une-tempete-1138839.php?hSX3DtFbVA2vb177.99
[4] http://www.lemonde.fr/economie-francaise/article/2015/08/24/crise-des-eleveurs-1-000-tracteurs-a-paris-le-3-septembre_4735209_1656968.html#6mRPTlRt0xRBwZgg.99
Bonjour Yves,
Je suis entièrement d’accord avec ton analyse et sur les 2 problèmes de fond. L’un propre au monde agricole français qui n’a pas anticipé la fin de la PAC – et donc de l’hyperprotection de l’agriculture française , car rappelons que la PAC à l’origine est un outil conçu par les français pour faire payer l’Allemagne entre autres des ravages de la guerre mondiale -, donc de l’ouverture au monde et, pour le coup, au changement; et de cette consternante utilisation de la négociation pour la négociation. Je crains malheureusement que l’on puisse étendre à de trop nombreux objets ce que tu dis de cette conception actuelle de la négociation qui recouvre, en fait, l’absence de prendre en compte la réalité par tous les acteurs.
Amicalement, Michel
Bonjour Yves,
Ô combien justes sont ton propos et ton analyse !
Je crains que les comportements des distributeurs dans les prochaines semaines, comme la prochaine réforme du droit du travail ne te donnent de nouvelles occasions de pointer les incohérences et autres dysfonctionnements ; quant au prochain sondage BFM sur le sujet, je ne suis pas sûr d’avoir très envie d’en prendre connaissance…
Merci de partager ton regard sur notre actualité.
Amitiés, Alain