« Quand la République va de soi, on l’oublie,
Mais quand elle est mise en cause, elle réapparaît. »
Des élections régionales à haut risque, la COP 21, une chemise arrachée à Air France, une pièce de théâtre sur la Révolution. Quel rapport ?
L’irruption des émotions dans les négociations rationnelles.
La non prise en compte des émotions, colère, incompréhension, sentiment d’injustice, d’impuissance face à des personnes investies d’une autorité, d’un mandat délégué qui ne correspond plus à ce pourquoi il était délégué, et c’est l’explosion !
Les pouvoirs constitués, media inclus, condamnent alors la violence mais :
• en ont-ils compris l’origine ?
• en ont-ils tenu compte après l’avoir prise en compte ?
En théorie la pression populaire n’est pas la bienvenue dans des négociations rationnelles avec des acteurs responsables et dûment mandatés.
Mais quand les mandants, conscients ou inconscients sont tenus à l’écart du déroulement des négociations, les émotions contenues en lisière s’invitent de manière brutale dans le cours des événements et les mêmes causes produisent des effets identiques.
Examinons quelques situations.
Des événements sans rapports
· L’irruption de salariés non mandatés dans la salle de réunion du comité d’entreprise d’Air France au cours de laquelle se produisirent les bousculades et la chemise déchirée du DRH a confirmé que la représentativité (même légale) des délégués pouvait être brutalement remise en question quand la souffrance, provoquée par des annonces inopportunes de plans de licenciements, submergeait des catégories de salariés ayant le sentiment d’être mis à l’écart.
· Des élections régionales dans lesquelles un parti dont la devise est de plaire à tout le monde, en disant ce que tout le monde veut entendre et qui engrange les mécontentements grondants depuis longtemps, surgit dans le débat politique, en remettant en cause l’intégration européenne et la paix civile entre les communautés avec un programme de repli identitaire.
Et cela fonctionne d’autant mieux que, pour aller plus vite, les « élites » n’ont pas réalisé que l’élargissement de l’Europe, l’ouverture à la mondialisation nécessitant une adaptation économique, font disparaître les filets de sécurité pour les plus faibles.
· La COP21 : l’échec de Copenhague a montré les limites du huis-clos et l’humiliation qu’il pouvait engendrer pour les nations écartées des décisions lors des négociations sur le climat. C’est pour cela que la négociation de Paris a tenu compte des erreurs passées en mettant en place des procédures de concertation permanente qui ne négligent aucun pays, même le plus petit, avec une procédure dite « à texte unique » par exemple, ou encore une multitude de coordinateurs et de médiateurs.
Joël Pommerat avec sa pièce de théâtre, Ça ira !, interpelle opportunément, les citoyens d’aujourd’hui en transposant un événement fondateur de notre république dans l’actualité immédiate. Il nous plonge dans la réunion des trois ordres à Versailles le 5 mai 1789 en États généraux qui se déclareront Assemblée nationale.
Les spectateurs sont immergés dans la salle de spectacle mais représentent en réalité les 1139 députés, dont 270 nobles, 291 représentants du clergé, 578 du tiers état, surtout des hommes de loi, quelques gros agriculteurs, commerçants, banquiers et industriels ; aucun artisan, paysan ou ouvrier.
Ils sont réunis dans la salle des Menus-Plaisirs à Versailles avec des galeries pouvant contenir plus de 2000 spectateurs qui invectiveront, applaudiront, les délégués au cours des débats.
La pièce met en scène les grandes étapes qui vont aboutir à la nuit de l’abolition des privilèges le 4 août 1789.
- Hésitations sur les moyens de réduire le déficit budgétaire abyssal de la France,
- Gestion calamiteuse des difficultés d’approvisionnement des villes,
- Hivers très rigoureux,
- Faiblesse de l’arbitre suprême face aux lobbies de l’époque,
- Nécessité d’une réforme fiscale, acceptée puis repoussée et rejetée,
- Crise de confiance dans les corps constitués,
- Jusqu’à la relégation du roi au palais du Louvre, avec Marie-Antoinette, avant la fuite à Varennes.
Quelques années plus tard, Tocqueville écrira: « Il est curieux de voir dans quelle sécurité étrange vivaient tous ceux qui occupaient les étages supérieurs et moyens de l’édifice social au moment même où la Révolution commençait, et de les entendre discourant ingénieusement entre eux sur les vertus du peuple, sur sa douceur, sur son dévouement, ses innocents plaisirs, quand déjà 93 est sous leurs pieds : spectacle ridicule et terrible ! »
60 000 cahiers de doléances, dont la lecture faite par Tocqueville qui réagit ainsi :
« je m’aperçois avec une sorte de terreur que ce qu’on réclame est l’abolition simultanée et systématique de toutes les lois et de tous les usages ayant cours dans le pays… »
L’actualité, un écho dramatique de l’histoire ?
Comment ne pas établir des liens entre des périodes de crise où l’économie et la société se délitent, alors que la méfiance grandit envers les politiques impuissants, accusés de n’être plus que dans « la séduction de la parole. »
Pommerat met l’accent sur des thèmes d’une actualité brûlante. :
➢ Jusqu’à quel point la violence est-elle légitime?
➢ Faut-il se contenter de résoudre les problèmes urgents ou œuvrer aussi pour les générations futures ?
L’instant est grave, solennel. Le premier ministre de la France prend la parole, il s’agit de Necker mais on pourrait imaginer François Fillon, Jean-Marc Ayrault, Manuel Valls nous parler de dette, de fiscalité, d’abandon des privilèges…
De quoi parle-t-on ?
• En haut, par ceux perçus comme des élites coupées du réel ? de la liberté ? des droits de l’Homme et du Citoyen ? de la future Constitution ?
• En bas, dans les sections où se réunissent les absents des États généraux, artisans et journaliers ? des préoccupations de vie quotidienne ? de l’air irrespirable de Paris ? du prix des céréales ? de l’approvisionnement ?
Bientôt, les enragés et la Terreur ?
Là aussi l’histoire et l’actualité électorale se télescopent : quand on ne tient pas ses promesses, le cycle infernal de la déception, de l’injustice, de l’impuissance puis de la colère et enfin de la rage s’enclenche.
La pièce se déroule dans la salle des États généraux, « comme si on voyait se dérouler sous nos yeux une insurrection générale dans la société».
Joël Pommerat interpelle les comédiens : « les argumentations que vous développez ne sont pas articulées comme dans la langue courante. C’est la rage, la colère qui vont te donner confiance et force. »
Il s’est adjoint un historien pour le conseiller, lui et les comédiens, Guillaume Mazeau, chercheur à Paris-I : « parfois je dois rappeler la situation, elle est plus tendue qu’on ne l’imagine, il y a dix mille personnes dehors ! »
« Nous qui avons l’habitude d’une vie politique lisse, ça nous provoque ! Le glacis du patrimoine a recouvert 1789 : on en avait oublié la “conflictualité”, le climat d’opposition et d’extrême pugilat. »
Pour conclure,
➢ Les négociateurs ne doivent jamais oublier qu’ils portent des mandats complexes et qu’ils doivent les revalider en permanence.
➢ Un négociateur n’est jamais investi d’un mandat raisonné mais aussi et surtout d’émotions brutes qu’il va devoir transposer en actions très concrètes.
➢ Le langage diplomatique et calibré de la communication n’est pas adapté aux périodes de crise.
Un dernier mot ?
La crise de confiance est là ; l’explication, la persuasion, la raison sont impuissantes face à la rage de l’impuissance et de la peur. Faut-il redonner ses lettres de noblesse aux négociateurs et aux médiateurs en créant de nouveaux États généraux ?
Yves Halifa
7 décembre 2015
note: Cet article s’est inspiré des lectures de critiques de la pièce de Joël Pommerat dans Télérama, Le Monde, Le Figaro et d’un ouvrage d’Eric Hazan Une histoire de la Révolution française, éditions La fabrique.
Article très pertinent. Merci Yves !