Le temps des réformes reviendra tôt ou tard et il ne faudra pas oublier les leçons de la brutalisation du corps social.
Voici quelques réflexions du “Monde d’avant”.
« IL FAUT INVENTER LA SOCIÉTÉ DU DÉBAT PERMANENT ; C’EST DEVENU UNE NÉCESSITÉ »
« Il faut inventer la société du débat permanent ; c’est devenu une nécessité. »“We must invent a society of permanent debate: doing so has become essential.”
Entretien avec Yves Halifa(1) et Jean-Edouard Grésy(2)
Après la contestation dans les rues des grandes villes de France de la loi Travail au printemps 2016, réformant, notamment, le code du travail et la négociation collective ; après le mouvement des Gilets jaunes durant l’hiver 2018-2019, obligeant le président de la république, Emmanuel Macron, et le Premier ministre, Edouard Philippe, à débloquer dix milliards d’euros en « mesures d’urgence économique et sociale » ; après une longue grève des cheminots en avril et mai 2018 contre la réforme de la SNCF et la réforme du statut de cheminot ; un autre mouvement social de grande ampleur, à partir du 5 décembre 2019, a, une nouvelle fois, mobilisé des centaines de milliers de salariés et de fonctionnaires, cette fois-ci dressées contre un projet gouvernemental de réforme du système de retraites, prévoyant l’instauration d’un nouveau système de calcul, dit « à points », la réforme des régimes spéciaux accordés à certaines catégories de travailleurs, l’allongement de la durée de cotisations et un départ à la retraite à taux plein fixé à 64 ans.
En septembre 2017, Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire à la réforme des retraites, est chargé d’engager une vaste concertation avec les neuf organisations syndicales et patronales représentatives au niveau national. Elle durera dix- huit mois et sera la plus longue de l’histoire sociale française. M. Delevoye est cependant obligé de démissionner de son poste en décembre 2019 pour non- déclaration de mandats d’administrateurs dans divers organismes. Un projet de loi est présenté en Conseil des ministres le 24 janvier 2020, et aussitôt discuté en commission à l’Assemblée nationale début février.
L’opposition parlementaire, de droite et de gauche, contestant le principe de la réforme et/ou la méthode utilisée par le gouvernement, dépose plusieurs milliers d’amendements. Dénonçant une obstruction, le gouvernement de M. Edouard Philippe décide d’utiliser, en février 2020, une procédure prévue par la Constitution française à son article 49, alinéa 3 : la suspension immédiate des délibérations au Parlement, l’engagement de la responsabilité du gouvernement et l’adoption du projet de loi sans être soumis au vote.
Sont aussitôt dénoncés par les différents partis d’opposition « la précipitation et la brutalité de la méthode utilisée », « le cynisme et l’amateurisme » du gouvernement, « des mois d’errance et d’erreurs »(3), « un simulacre de démocratie parle- mentaire », « une désinvolture inacceptable »(4), etc.
Les syndicats ont également vivement réagi : la CFDT a regretté que « le débat sur le sens de la réforme a été rendu impossible » et a demandé au gouvernement de « retrouver l’esprit initial de la réforme »(5). FO a quitté début mars 2020 la conférence de financement en indiquant que cette procédure « ne permet pas de garantir la liberté de négociation et la pratique contractuelle »(6). La CGT, animatrice de l’intersyndicale regrou- pant les syndicats opposés à cette réforme des retraites, a décidé d’organiser une « contre-conférence de financement ». Le 16 mars 2020, le Président Emmanuel Macron suspend, pour cause de crise sanitaire due au coronavirus, la discussion de cette réforme au Sénat, renvoyant à une date non déterminée son adoption définitive par l’Assemblée nationale.
La revue Négociations a souhaité, « à chaud » pourrait-on dire, tirer un premier bilan de cet épisode pour tenter de comprendre le décalage entre une intention – adopter une réforme du système de retraite à l’issue d’une vaste concertation avec « les principaux acteurs du champ des retraites », comme le stipulait la feuille de route de M. Delevoye – et un résultat – des centaines de milliers de grévistes et de manifestants pendant plusieurs semaines durant l’hiver 2019-2020, la plus longue grève à la SNCF depuis sa création en 1937, la fermeture pendant plusieurs jours de la quasi-totalité des lignes du métro parisien, d’innombrables violences policières lors des opérations de maintien de l’ordre, une demi-douzaine de démissions parmi les députés du mouvement présidentiel LaREM, l’irritation publique, à de multiples reprises, de Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, premier syndicat de France, pourtant favorable à un système « à points », etc.
Nous avons sollicité à cet effet deux experts du dialogue social et de la négociation collective : Yves Halifa et Jean-Edouard Grésy.
Le premier est expert en négociation sociale ; il a coécrit, notamment, Dialogue social : prenez la parole !, ESF, 2ème édition, 2018. Il intervient à l’ENA et dans les clubs de l’Association Progrès du Management (APM) ; son dernier ouvrage s’intitule : Le Manager négociateur, paru chez Dunod en 2017.
Le second est associé-fondateur du cabinet AlterNego. Il a coécrit plusieurs ouvrages, notamment Comment les négociateurs réussissent, De Boeck, 2017. Son dernier ouvrage est une bande-dessinée :Donner, c’est recevoir, publié chez Glénat au début de 2020.
Négociations : Pourquoi en est-on arrivé là, pourquoi n’a-t-il pas été possible d’obtenir une réforme des retraites négociée ?
Jean-Édouard Grésy :
Les Français sont très attachés à leur régime des retraites. C’est une avancée majeure, issue du Conseil National de la Résistance, constitué en 1944 de toutes les composantes politiques de l’époque. Les retraites s’inscrivent alors dans « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont inca- pables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État »(7).
Ce plan, adopté le 26 avril 1946, offre de grandes avancées sociales et économiques. Au fil du temps, pour tenir compte de la pénibilité de certains métiers et apaiser certains con its sociaux, des régimes spé- ciaux sont mis en place, permettant à certains de partir plus tôt à la retraite. Par exemple, les cheminots, les aides-soignants, les agents de la police municipale et les sapeurs-pompiers peuvent partir à 57 ans, tandis que les conducteurs SNCF, les agents de la police nationale, les surveillants pénitentiaires et les contrôleurs aériens peuvent exercer leurs droits à 52 ans. Ce qui a déclenché cette énième réforme des retraites est la conjugaison de deux autres facteurs. D’une part l’arrivée massive de la génération du baby-boom à la retraite, qui provoque un déficit du nombre de cotisants en activité au regard des bénéficiaires ; d’autre part, l’allongement notable de l’espérance de vie à la naissance – elle était de 74 ans, pour un homme, en 1996, de 79,5 ans, en 2018.
Yves Halifa :
Fallait-il maintenir et améliorer le régime en cours des retraites par répartition (en jouant à la fois sur la durée d’activité, le niveau des cotisations et le montant des prestations) ou se lancer dans cette réforme d’une retraite dite « universelle à points », et qui va encourager la capitalisation ?(8)
Chacun est libre de ces idées sur le fond et nous nous limitons ici à commenter la forme, à savoir le processus engagé par le gouvernement français depuis 2018. Quelle que soit la voie choisie, elle remettait nécessairement en cause des « avantages acquis », et il est évident que le rapport de force allait s’engager à un moment. Nous restons cependant convaincus qu’une réforme négociée avec la majorité des organisations syndicales était possible. Ce d’autant, rappelons-le, que la CFDT était favorable à ce projet, à condition que soient prises en compte certaines situations particulières de salariés. Pour résumer, il y eut trois problèmes, et qui n’ont pu être surmontés par la gouvernance du pays :
- un problème de culture,
- un problème de méthode,
- un problème de personnes.
Jean-Édouard Grésy :
Depuis la grève de 1995 (9), tous les gouvernements, de droite comme de gauche, ont ni par se prendre les pieds dans le tapis du dialogue social. Sont en cause la méconnaissance des usages et l’arrogance des élites qui méprisent la forme à la mesure qu’ils pensent maîtriser le fond…
La culture de la négociation ne fait pas partie de l’ADN des responsables politiques français ni de la haute administration. Les politiques préfèrent s’entourer de communicants et se résolvent en cas de crise à considérer qu’ils se sont mal expliqués, qu’ils ont péché par défaut d’informations – voire pire : ils se victimisent, en considérant que la France n’est pas « réformable », que les citoyens n’ont pas compris, que les réseaux sociaux répandent des « fake news » !
Il y a dix ans, la France était classée de manière symptomatique 132ème sur 134 pays en termes de conflictualité des relations sociales, d’après une enquête du Forum Economique Mondial(10). Au dernier classement, nous sommes remontés au 92ème rang mais nous avons probablement replongé depuis, étant donné le nombre de jours de grèves en 2019…
Yves Halifa :
La culture du rapport de force est très présente en France. Ce pays, très centralisé – le plus centralisé des pays de l’espace Schengen –, instaure des autorités fortes, incarnées et lointaines, dont le modèle est le roi, à la fois tout puissant et très distant. Ce modèle vit aujourd’hui une crise de confiance : les citoyens sont en demande d’autorité pour se sentir en sécurité, mais exigent dans le même temps d’être davantage maîtres de leurs destinées. La haute fonction publique n’a pas été formée pour négocier mais pour préparer des décisions. Et les citoyens, anciens sujets, sont habitués à se soumettre.
Alexis de Tocqueville, dans “De la démocratie en Amérique”, décrit une nouvelle forme de domination qui pénètre la vie privée des citoyens, développant un autoritarisme « plus étendu et plus doux », qui « dégraderait les hommes sans les tourmenter ». Isolés, tout à leur distraction, concentrés sur leurs intérêts immédiats, incapables de s’associer pour résister, ces hommes remettent alors leur destinée à « un pouvoir immense et tutélaire qui se charge d’assurer leur jouissance (…) et ne cherche qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ».
Cette citation s’applique parfaitement à notre pays, comme d’ailleurs aux régimes dictatoriaux, tels la Chine et l’Arabie saoudite, qui offrent à leurs citoyens toujours plus de divertissements individuels et collectifs avec, en regard, une demande de soumission volontaire à l’ordre social.
« Ce pouvoir aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il pourvoit à leur sécurité (…) facilite leurs plaisirs (…) Il ne brise pas les volontés mais il les amollit (…), il éteint, il hébète », poursuivait Tocqueville.
Alors pourquoi changer de système, même s’il paraît incompatible avec les nouveaux temps ? Changer insécurise – sauf si l’on montre clairement aux individus que ce sera mieux après…(9).
Jean-Édouard Grésy :
Même si les sujets sont différents et n’ont pas les mêmes enjeux, le gouvernement, en particulier la ministre du travail, ancienne DRH du groupe Danone, a su négocier avec les partenaires sociaux fran- çais – quoi que l’on pense de ses idées politiques sur le fond – puisqu’elle a réussi à enchaîner, avec habileté, la réforme du code du travail en 2017, celle de la formation professionnelle et de l’apprentissage en 2018, et la refonte de l’assurance-chômage en 2019. Elle a aussi bénéficié de l’effet d’entraînement de l’élection du Président de la République, qui s’est effrité progressivement avec la baisse de sa popularité et s’est cristallisé sous forme de franche opposition lors de la crise des Gilets jaunes durant l’hiver 2018-2019. Il était de ce fait dif cile de s’attaquer à une réforme de cette ampleur en deuxième partie de mandat – même si ce projet de retraites universelles faisait partie du programme sur lequel le can- didat Macron avait été élu. Pourtant, la suppression des régimes spéciaux était relativement populaire dans les sondages au début du processus, et les Français étaient sensibles à l’idée d’introduire plus d’équité, de travailler à la réduction des inégalités.
La concertation menée par Jean-Paul Delevoye durant deux ans pour réaliser un diagnostic partagé et lister les pistes de solution, était plutôt appréciée par les organisations syndicales et patronales. Les débats sont cependant cantonnés dans de des généralités, qui ne fâchent pas grand monde, et l’enfer se révélera dans les détails.
Le 24 janvier 2020, ces critiques sont entérinées par le Conseil d’État, qui considère que le projet de loi n’a pas été à même de « garantir au mieux la sécurité juridique » de la réforme des retraites… La plus haute juridiction administrative française juge donc sévèrement les « projections financières lacunaires » du gouvernement Philippe et un recours aux ordonnances qui « fait perdre la visibilité d’ensemble »…
Yves Halifa :
C’est aussi un problème de personne, du fait de Jean-Paul Delevoye, le haut-commissaire à la réforme des retraites, qui perd toute légitimité au moment précis où les décisions définitives doivent être prises : la presse française alerte en effet l’opinion publique sur le conflit d’intérêt que représente le promoteur de cette concertation sociale autour d’un système par capitalisation et son siège d’administrateur, rémunéré 5.300€ net, par un organisme ayant intérêt dans des pensions privées. Il doit donc démissionner le 16 décembre 2019, en raison du cumul de ses mandats non déclarés.
C’est enfin un problème de méthode, car les acteurs de cette concertation ne sont pas parvenus à construire des simulateurs à destination de chaque catégorie de futurs retraités, provoquant une telle inquiétude que les opposants lèvent aisément les boucliers catégoriels. Rien d’étonnant, à ce que très vite, plus personne n’y comprenne rien et que le sujet soit devenu anxiogène.
D’autant plus que s’est ajoutée à cela la confusion classique entre concertation et négociation.
La négociation se caractérise par la volonté et l’acceptation de chacune des parties de co-construire les moyens de la réforme en ayant au préalable défini le périmètre des intérêts non négociables par chacun : un système de retraites à points considéré comme plus juste par la gouvernance, une prise en compte de la spécificité des métiers et de leur pénibilité, pour les organisations syndicales.
La concertation n’est pas une négociation. Même s’il y a écoute et intégration de certaines idées des parties prenantes dans le projet de réforme, c’est la puissance publique qui tranche en dernier ressort.
Pourquoi ?
Parce qu’en France, croient nos élites, une politique publique ne se négocie pas : elle est censée répondre à l’intérêt général...
Le problème, c’est que personne ne se reconnaît dans cet « intérêt général » s’il n’est pas tenu compte de son intérêt catégoriel. Et nous revenons au problème de culture : les gouvernants, responsables politiques et hauts fonctionnaires, ont peur des intérêts particuliers, car cela pourrait porter atteinte à l’intérêt général dont ils se déclarent les garants…
Jean-Édouard Grésy :
Cette foi publique qui anime nos gouvernants, a été particulièrement heurtée par le conflit d’intérêt dans lequel s’est trouvée la personne de Jean-Paul Delevoye. Cela a donné lieu à une réunion de crise ubuesque, qui ressemble à une fuite en avant où tout est réuni pour prendre une mauvaise décision.
Patrick Scharnitzky(11) explique que l’absence de diversité dans un collectif – en l’espèce que des hommes blancs assez proches en âge et surtout en profil d’expérience, auxquels s’ajoute l’effet du stress et de la fatigue, à une heure tardive, en l’espèce un dimanche soir, plus leur état d’excès de confiance – ne peut pas aider au discernement… Une réunion de ce type accroit tous les biais, bien connus, de compétition sociale, de polarisation collective, de conformisme et de soumission à l’autorité, pour n’en citer que quelques-uns. On a du mal à croire les propos répercutés dans la presse, tellement ils sont caricaturaux. Certains experts en négociation, incrédules, ont voulu croire qu’il y avait ici une tactique hyper-élaborée, dite du« faux pivot » : on ajoute à la dernière minute un point à l’ordre du jour, ce qui concentre toutes les oppositions, puis on y renonce en demandant en contrepartie que les autres points soient acceptés. C’est une tactique grossière de manipulation ; je ne pense pas que ces responsables politiques et hauts fonctionnaires en aient eu l’idée car ils ne pensaient pas possible, à l’époque, que la CFDT quitte la table des discussions…
Yves Halifa :
La presse rendra compte, de manière dérangeante, de ce qui s’est dit lors de cette réunion tardive dans le bureau du président de la République le dimanche 8 décembre 2020, où participaient, entre autres, le Premier ministre, le ministre de l’économie, le ministre des comptes publics et quelques conseillers(12). On y apprendra que loin de se focaliser sur la résolution du double problème – comment rendre le nouveau système de retraite compatible avec les idées d’alliés potentiels, tels les syndicats réformistes, et comment rendre évident aux yeux de l’opinion l’équité du nouveau système proposé –, les participants ont décidé d’insérer une mesure d’âge réclamée par le patronat pour assurer l’équilibre financier. Ce qui sera vécu comme un « un chiffon rouge » par les syndicats réformistes et un geste politicien partisan pour l’opposition parlementaire et une grande partie de la presse…
Jean-Édouard Grésy :
Trop de testostérone ne fait jamais bon ménage avec la négociation… L’agenda politique est très corrélé aux objectifs de réélection, et cela illustre un cruel manque d’acculturation au temps de la négociation. Le Premier ministre, Édouard Philippe, annonce que la réforme des retraites par points sera menée jusqu’à son terme pour les personnes nées après 1975 et qu’il y aura un glissement de l’âge de départ en retraite à 64 ans (au lieu de 62 ans).
Sans surprise, Laurent Berger, secrétaire général du premier syndicat français, la CFDT, déclare qu’une ligne rouge a été franchie et appelle ses adhérents à rejoindre la mobilisation générale et la grève interprofessionnelle du 18 décembre 2019.
Nous allons alors vivre la grève la plus longue que la France ait connu. Le gouvernement espère que la forte mobilisation syndicale va se calmer avec les vacances de Noël. Le coût du conflit social(13) est cependant tel qu’à partir de janvier 2020, le gouvernement opère des concessions – sans justi cation ou contreparties – envers un certain nombre de catégories professionnelles dotées de régimes spéciaux de retraite.
Un proverbe africain explique qu’on ne rend pas un lion végétarien en lui donnant des steaks à manger !
Non seulement cela contrarie les objectifs de simplification et d’égalité pour tous, mais en plus cela ravigote les ardeurs des manifestants et l’escalade du rapport de force. Pour sortir de l’im- passe, la CFDT propose le 5 janvier la tenue d’une Conférence de financement. Le gouvernement se saisit de cette idée mais lui confie un mandat jugé trop restreint, notamment par FO et la CGT, qui vont en claquer la porte. Comme pour la Convention citoyenne pour le climat crée au CESE, le Conseil économique, social et environnemental, il aurait sans doute mieux valu constituer un panel d’experts et de citoyens indépendants, ce qu’on appelle une commission paritaire mixte de second niveau(14)
. Ce système a pourtant prouvé son efficacité, notamment dans les négociations de sortie de l’apartheid sud-africain entre 1990 et 1993…
Yves Halifa :
Si l’on considère que le taux d’emploi des 60-64 ans est de 30 % en France, l’allongement de l’âge de la retraite n’est pas la solution miracle ; il aurait fallu être davantage créatif et ré échir aux solutions pour augmenter « la taille du gâteau ». C’était également l’occasion de prendre réellement en compte et d’objectiver cette question de la pénibilité au travail et de la durée de vie, du poids des nouvelles technologies, des inégalités sociales, notamment territoriales, des inégalités hommes-femmes, de l’empreinte écologique…
Ce débat aurait pu et aurait dû se jouer au niveau parlementaire, mais face à l’obstruction de l’opposition, en particulier d’un groupe parlementaire de la gauche radicale, le gouvernement a choisi de poursuivre le passage en force. C’est ainsi que le Premier ministre a décidé d’éteindre le débat parlementaire en utilisant une arme(13) constitutionnelle qui lui permet d’obtenir un vote bloqué sans recourir à une discussion article par article… (14).
Revue Négociations :
Merci de ces rappels et de votre analyse. Quels enseignements en tirez-vous, quelles recommandations formulez-vous ?
Yves Halifa :
Ma recommandation est la suivante : il nous faut suivre les conseils(15) que donnait Michel Rocard en 2012 !
Il avait lui-même, en tant que Premier ministre, rédigé un Livre blanc sur les retraites en 1991, et qui comportait une projection à l’horizon 2040. Quels sont ces précieux conseils ?
D’abord, considérer la méthode. Pour ne pas se faire piéger par des oppositions de toute nature, il convient d’utiliser « une méthode intégrative » prenant en compte tous les intérêts. En l’espèce : associer justice, pénibilité, spécificités de chaque métier et prise en compte de l’évolution du monde du travail. Il existe plusieurs méthodes de négociation, et celle que les médias avaient appelé en son temps « la méthode Rocard » s’oppose aux méthodes dites distributives.
Une méthode est dite intégrative quand elle associe, dans les options proposées au débat, les intérêts des différentes parties en créant ainsi des périmètres de négociation, par exemple : comment construire un système de retraites acceptable par l’opinion et tenant compte de l’évolution de la pyramide des âges, des nouvelles formes de travail non salariées et précaires et des ressources nan- cières disponibles dans la décennie à venir ?
Elle est dite distributive quand elle se résume à répartir les ressources existantes en fonction de critères plus ou moins transparents sur la base de compromis durement négociés en tenant compte des rapports de force.
Ensuite, deuxième conseil : mettre en place, avec tous les acteurs et dès le début de la concertation, un diagnostic partagé, portant sur tous les objets qui posent des problèmes de nancement et d’équité.
Puis : définir un calendrier suffisamment long pour que la nécessité de la réforme puisse infuser dans l’opinion. Et ne pas considérer les organisations syndicales comme des corps sociaux vieillissants mais les aider à se régénérer en organisant dès le début du processus des débats et des forums dans les régions, mélanger les branches d’activité avec toutes les personnes concernées.
Enfin : prendre en compte le choc du passé qui se dissout et celui de l’avenir qui surgit à chaque instant, et qu’on subit ou qu’on organise…
Jean-Édouard Grésy :
Que faire pour sortir du cycle infernal, malaise-revendications-attentisme-concessions-méfiance-manipulation-répression ?
Cinq précautions sont à prendre.
La première consiste à imaginer, chaque fois qu’une décision est à prendre par un gouvernant ou un dirigeant, ses conséquences concrètes sur la vie des gens, sans privilégier à tout prix le résultat recherché. Par exemple, comme ce fut le cas en France en novembre 2018 et qui déclencha le mouvement des Gilets jaunes, si une hausse de taxe du carburant est décidée pour encourager les individus à l’achat de « voitures propres », il convient de s’interroger sur ce qui se passera au quotidien, dans la réalité d’une vie mobile, pour aller travailler, et quel sera le ressenti des citoyens impactés par cette mesure…
Deuxième précaution : savoir articuler intérêt général et intérêts particuliers. L’intérêt général ne recouvre jamais chaque intérêt particulier, et le recours à la pédagogie pour tenter de convaincre les « réformés » est toujours perçu comme un chantage inacceptable.
Troisième précaution : effectuer de véritables diagnostics partagés pour négocier la réalité vécue. Les « critères objectifs » ne le sont que pour ceux qui les ont fabriqués. Les autres les perçoivent comme des armes de mauvaise foi…
Autre précaution nécessaire : instituer des lieux d’expression. Promulguées en 1982 en France, les lois dites Auroux, du nom du ministre du Travail de l’époque, Jean Auroux, sont à l’origine d’innovations notables en matière d’expression des salariés sur leurs conditions de travail et de prévention des risques. Elles sont à l’origine de la création du CHSCT, mais aussi du droit de retrait des salariés. Elles sont peu à peu tombées en désuétude alors qu’elles devaient contribuer à créer de véritables lieux d’expression sur des sujets aujourd’hui judiciarisés…
Enfin, dernière précaution, et non la moindre : organiser, faire vivre un dialogue social informel. Les craintes d’origine patronales et syndicales ne permettent pas aux managers de proximité de jouer leur rôle de lanceurs d’alerte sur la réalité du climat social de chaque équipe.
Pour conclure, rappelons-nous que la démocratie moderne réduit les individus à des abstractions de droit public, des fonctions, des postes de travail, des carrières, des citoyens avec des devoirs et des droits, sans tenir compte des diffé- rences et des complémentarités.
Pour que les malaises ne se transforment en révoltes, le dialogue permanent devrait devenir la règle. Le Président de la république française l’avait proclamé au moment de la crise des Gilets jaunes : il faut inventer la société du débat permanent ; c’est devenu une nécessité.
Entretien réalisé le 20 mars 2020.
- relations@yveshalifa.com
- gresy@alternego.com
- Extraits de la motion de censure déposée par le groupe parlementaire Les Républicains.
- Extraits de la motion de censure déposée par les groupes parlementaires PCF, PS et La France Insoumise.
- Communiqué de la Commission exécutive de la CFDT, « Retraites. Le gouvernement fait le choix du 49-3 mais pas celui de la justice sociale », 29 février 2020.
- Communiqué du Bureau confédéral FO, 2 mars 2020.
- Programme politique du CNR, adopté le 15 mars 1944.
- Le système de retraite français existant est nommé « par répartition », en opposition au système dit « par capitalisation ». En réalité, le système par capitalisation est complémentaire de celui par répartition pour les cadres salariés du secteur privé. Le système par points était présenté comme plus juste lors de la campagne électorale des présidentielles par le candidat Emmanuel Macron car l’existant pénalisait certaines catégories (les agriculteurs, les femmes, par exemple), et avan- tageait certaines autres catégories (les cheminots, les agents de la RATP, par exemple) ; le nou- veau système à points était censé être « universel » en établissant une « équité » – « Chaque euro cotisé générant les mêmes droits » était-il proposé par le candidat. Pour être réellement « juste », il devait être accompagné d’une négociation sérieuse, métier par métier, en tenant compte des injustices de classe et de carrière. Il devait également compenser les pertes d’avan- tages historiques qui étaient perçues comme la juste récompense de l’acceptation, soit d’une forte pénibilité, ou/et de rémunérations plus faibles.
-
Novembre-décembre : grève des cheminots SNCF opposés à la réforme de leur système spécial de retraite, décidée par le Premier ministre français de l’époque, Alain Juppé.10. The Global Competivness Report 2008-2009, p. 438. The Global Competivness Report 2019, p. 224.
- Patrick Scharnitzky, Les paradoxes de la coopération, Eyrolles, 2018.
- Plusieurs médias ont rendu compte de cette réunion dont, Le Parisien, Les Échos, Libérationet Le Monde. Voir, pour ce dernier, le récit d’Olivier Faye, Alexandre Lemarié, Manon Rescan, Cédric Pietralunga, publié le samedi 14 décembre : Réforme des retraites : la semaine où Philippe a repris la main.
- Le Parisien du 15 janvier 2020 : « La grève a coûté 233 euros par salarié aux entreprises pari- siennes ». On l’estime à près de 20 millions d’euros par jour à la SNCF…
- Voir, à ce sujet, ce qu’en dit Michel Ghazal dans l’article “Les freins à la création de valeur”, etc.,dans le présent numéro de Négociations.
- Libération du 2 décembre 2012 : « La politique exige beaucoup de mensonges ».
Entretien avec Yves Halifa et Jean-Édouard Grésy
2020/1 n° 33 | pages 89 à 97
ISSN 1780-9231 ISBN 9782807393752
https://www.cairn.info/revue-negociations-2020-1-page-89.htm
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