Est-il possible de dépasser les compromis ?
Churchill parlait ainsi de son pays[1] : « Le Royaume-Uni est à l’intersection de trois cercles ; le cercle Etats-Unis, le cercle Europe et le cercle Commonwealth » ; avant de préciser : « Le problème, c’est que ces trois cercles ne se coupent pas ! »
Le Brexit annoncé sera l’œuvre du refus du compromis de la majorité des parlementaires britanniques, pendant que la Commission européenne, elle, rompue aux compromis, aura jusqu’au bout préservé l’unité de ses États membres.
Mais comment y réussit-elle ?
Quelles sont les ressorts de son fonctionnement ?
Les compromis obtenus sont-ils bons ou pauvres ?
Un livre policier, thriller envoûtant, préfacé par Daniel Cohn-Bendit, vieux routier de la politique européenne tente d’y répondre brillamment.[2]
Qui a tué la députée verte européenne qui voulait interdire le diesel ?
Cher lecteur vous ne le saurez que si vous allez jusqu’au bout de cet article.
En attendant, cet ouvrage vous propose de préparer votre vote aux prochains élections européennes.
La fabrique du compromis.
Sur la chaîne de montage du Parlement arrivent de la Commission, des propositions, travaillées des mois durant en commissions parlementaires : réunions, séminaires, auditions, missions sur le terrain, rédaction d’amendements.
Des équilibres politiques se dégagent.
Les lobbys et ONG sont entendus.
Le temps du compromis est venu.
Puis celui du vote.
La pédagogie du fonctionnement du Parlement européen part du meurtre d’une député verte qui a été investie pour légiférer face aux tricheries des constructeurs automobiles européens.
La proposition de départ est simple :
Interdiction du diesel à horizon de dix ans et taxation des véhicules polluants.
Tout au long de ce thriller, les auteurs nous expliquent concrètement cette usine à compromis qui va diluer l’imagination des députés, progressivement atténuée par la rencontre avec les contraintes juridiques et empiriques.
Avant que se réunissent les 751 représentants, députés européens élus dans des débats qui durent sans discontinuer de 8 heures du matin pour finir à 9 heures du soir dans le grand hémicycle blanc aux lourds fauteuils bleus, des shadows vont travailler dans l’ombre.
Les shadows
Les réunions de négociation dites « shadows » portent sur les positions du Parlement, paragraphe par paragraphe, adjectif par adjectif, virgule par virgule.
Le rapporteur y fait ses arbitrages, s’assurant à tout moment qu’il a bien la majorité avec lui sur chaque amendement.
Une fois le texte de compromis patiemment tricoté, il doit être assez solide pour passer avec succès l’épreuve du vote en commission parlementaire.
L’ouvrage, « les compromis » nous en livre un exemple.
Le rapporteur de la commission des transports:
-
« Chers collègues, le considérant numéro un concerne le rôle que le diesel a joué dans le rayonnement international des constructeurs automobiles européens. »
Le représentant du groupe des libéraux qui avait accueilli en son sein les indépendantistes catalans intervient :
-
« Mon groupe peut voter le considérant à condition qu’on ajoute…et le développement d’un tissu économique régional. »
C’est alors le tour du représentant du groupe des socialistes :
-
« Nous souhaiterions ajouter : le rôle que la technologie diesel a joué dans le rayonnement…ET son rôle dans l’amélioration du pouvoir d’achat des ménages européen, ayant contribué à la création d’un European way of life. »
Le président de la commission tente une conclusion :
-
« Pour ne pas perdre de temps je vais directement mettre des ménages les plus modestes, comme ça la gauche de la gauche pourra se ranger derrière la proposition. »
Le représentant du groupe Les Verts intervient :
-
« Nous soutenons la proposition du collègue socialiste ainsi que la proposition supposée de la Gauche unitaire ; mais nous souhaiterions faire un ajout et glisser en fin de paragraphe, dans le contexte des connaissances scientifiques de l’époque.»
Le président constate ainsi que le considérant numéro un est adopté et propose au vote une synthèse :
-
« Reconnaissant le rôle que la technologie diesel a joué dans le rayonnement international des constructeurs automobiles européens et développement d’un tissu économique régional, mais aussi dans l’amélioration du pouvoir d’achat des ménages européen, ayant contribué à la création d’un European way of life dans le contexte des connaissances scientifiques de l’époque.»
Ce compromis, c’est ce qu’on appelle à Bruxelles un arbre de Noël ; chacun avait mis sa guirlande et sa boule. Mais ce que le texte avait perdu en clarté, il l’avait gagné en nombre de voix : les majorités sont à ce prix.
Après les shadows, et un très long moment de gestation juridique qui peut donner lieu à de nombreuses tactiques déloyales (environ un an à vingt mois, temps de gestation d’un éléphant nous indiquent les auteurs), l’assemblée plénière se réunit et c’est une autre dramaturgie que l’on va observer.
La séance « open-ended »
Open-ended, entendre, jusqu’à ce qu’un accord soit trouvé, pour permettre d’obtenir un compromis sous la menace de faire sauter le dîner.
Les auteurs, Maxime Calligaro et Éric Cardère, nous rappellent que l’enthousiasme à écouter n’est pas au même niveau que celui à parler.
Comme tout le monde veut parler, le temps de parole est attribué en fonction du nombre de députés par la règle, des compétences, des mérites et des susceptibilités par le secrétariat de chaque groupe.
La démocratie européenne c’est un boulot de youtuber précise à ses assistants parlementaires le vieux routier des débats :
- Il ne faut pas s’adresser à ceux qui sont dans l’hémicycle. Ce qui compte c’est ce qu’on pourra poster sur les réseaux sociaux.
- Il faut du rythme, des idées simples, des enchainements clairs.
- Il faut une bonne histoire avec des bons et des méchants.
- La clé c’est de nommer l’ennemi.
- Il faut d’abord regarder qui il y aura dans l’hémicycle.
Aujourd’hui il faudra taper sur les diplomates. Un diplomate, c’est un mec de l’ombre qui porte des costumes à mille balles. Et ainsi l’élément de langage, la « punch-line » est fabriquée après une négociation rapide à trois : voici ce que nous déclarerons face aux opposants :
« Madame la commissaire, vos traités sont les instruments des princes, et avec eux, c’est la démocratie qu’on assassine. »
Mais une fois que chacun a fait son morceau de bravoure on décrète une longue suspension de séance et les vrais marchandages commencent, avec, je te donne-tu me donnes.
On dilue dans le temps et dans la rhétorique ce qui pose de vraies difficultés et on ne parle pas de ce qui fâche.
Les négociateurs commencent par le dessert et laissent le plus dur pour la fin.
Puis tout se passe comme dans un ménage à trois ; ici c’est que l’on appelle, le triangle institutionnel : Commission, Parlement et Conseil.
Comme tout bon négociateur, chacun soupèse les rapports de forces et cherche à identifier les BATNA[3]ou MESORE[4]selon le principe, si vis pacem, para bellum !
Parfois, il est trop tard ; la guerre avait déjà été déclarée.
Il faut alors appliquer un autre précepte, celui de Sun Tzu :
Il faut se montrer fort quand on est faible, et faible quand on est fort.
Pour conclure, sans vous donner, lecteur, le fin mot de l’histoire, qui a tué la députée verte européenne, (je sens que vous avez l’impression que je vous ai trompé ?), le livre balance sans cesse entre la misère des petits arrangements et la vertu du dialogue.
Comme il est vrai que les gens ont toujours peur d’imaginer autre chose que ce qu’ils connaissent ils se trouvent contraints aux compromis en perdant beaucoup de temps et beaucoup d’idées en cours de route.
Mais, on substitue la conversation aux rapports de force, la règle au conflit et ainsi on peut continuer à vivre ensemble.
A combien ? et pendant combien de temps ?
Les prochaines élections européennes nous le diront.
Avant de me quitter, cher lectrice ou lecteur, voici un exemple que nous livre les auteurs, quand on ne veut pas faire de compromis et qu’on reste tenace sur ses intérêts :
- Jean Monnet, futur initiateur de l’Union européenne, était banquier d’affaires. Au cours d’un dîner il rencontre une jeune femme qui lui plaît beaucoup ; il drague Silvia, de vingt ans sa cadette. Ils parlent peinture puis d’Istanbul qu’il connaît bien ; c’est là où elle est née. Mais Silvia est déjà mariée et en Italie le divorce n’existe pas !Le mari refuse toute procédure de divorce en France et le divorce sans consentement du mari y est impossible.Jean Monnet cherche une idée.
Il s’aperçoit qu’en URSS la loi permet aux femmes de divorcer unilatéralement, il suffit d’avoir la nationalité soviétique.
Il obtient cette nationalité soviétique pour Sylvia pour une journée.
Conclusion : en amour comme en politique, il faut savoir discerner des chemins là où d’autres ne voient que des impasses.
Yves Halifa
3 mars 2019
[1]Cité par Jean-Marc Daniel (professeur à l’ESCP Europe).
[2]Les compromis. Maxime Calligaro, Éric Cardère. Rivages/noir Payot
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