La négociation ou la guerre?
Ce sont les affects qui dominent le monde.
Colère, impuissance, désespoir font souvent face au mépris, à l’arrogance et au dédain.
On peut provoquer la guerre en mobilisant la jalousie, l’envie, l’esprit de revanche (révolutions sanglantes);
On peut provoquer une marée populaire en amplifiant un sentiment d’injustice (révolutions dites de Printemps);
On peut provoquer un soulèvement politique en organisant un enthousiasme général (révolutions dites de velours).
Mais la négociation, comme principe généralisé reste le seul système à réussir à combiner enthousiasme et esprit critique.
George E. Marcus, connu pour ses recherches sur le rôle de l’émotion dans la politique démocratique, écrit dans son ouvrage, Le Citoyen Sentimental (SC.Po Les presses):
lorsque les habitudes sont partagées, elles renforcent l’enthousiasme éprouvé collectivement. les passions restent profondément enfouies derrière ce qui motive les gens à protéger coûte que coûte ce qui leur est le plus cher. la politique ne peut se passer des émotions. En particulier, l’exercice de la démocratie présuppose notre capacité ainsi que notre volonté individuelle et collective de débattre, de délibérer et de faire des choix; la force des habitudes devient alors un obstacle.
la compréhension intellectuelle d’un sujet ne suffit pas à rallier un public. Il faut que ce dernier se sente concerné, et c’est son sentiment d’enthousiasme qui doit être mobilisé.
Pour que les gens acceptent de revoir leurs pratiques et opinions habituelles d’un oeil critique, il faut en appeler aux émotions.
Les habitudes individuelles et collectives que nous conservons sont celles qui nous facilitent la vie. elles sont le fruit d’expérimentations passées dans des contextes déterminés. si nous les conservons c’est qu’elles nous sont familières et sécurisantes et nous constituons ainsi un système conservateur.
Ainsi pour sortir de nos habitudes il faut mobiliser un enthousiasme.
Or enthousiasme et esprit critique ne fonctionnent pas ensemble. L’esprit critique implique le scepticisme et l’enthousiasme une perte de lucidité.
Après la théorie, la réalité actuelle
Que se passe-t-il sur le front social?
Les négociations patinent et les colères sont toujours présentes.
Et pourtant négocier reste le meilleur moyen de gérer les émotions.
Quand on se parle, on se regarde, on échange des paroles, des ressentis, des fatigues, des intuitions, des espoirs.
Les corps se parlent aussi, des poignées de main tendues, chaleureuses, moites d’inquiétude, parfois des bises, des tapes sur l’épaule…
Il est vrai qu’il faut aussi faire participer ceux qui attendent dans les coulisses, ceux qui ont donné, parfois à contre coeur leurs mandats, plus ou moins flous.
Il faut donc du temps, des moments de partage.
Et pourtant on répugne à la négociation; on passe en force ou on fait semblant de négocier.
On mobilise les affects, on réveille les passions mauvaises, on livre à la vindicte populaire, nantis par la fortune et protégés par les statuts.
A force de refuser la négociation les dirigeants et managers y sont forcés dans un climat guerrier.
- Il ne s’agit pas de négocier avec des syndicats faibles et irréalistes…
- La SNCF sera réformée quoiqu’il en coûte…
- la SNCF appartient à tout les Français et c’est à eux qu’on va s’adresser.
- On va donc faire de la pédagogie, expliquer, convaincre que le monde a changé et qu’il faut s’y adapter.
- Air France, concurrence, mondialisation, numérique…il faut réformer et passer par dessus les corps intermédiaires, derniers dinosaures d’un ancien monde.
Ça va! j’ai compris et je veux qu’on m’écoute!
Le problème est que les personnes ont compris la nécessité du changement et veulent y apporter leurs solutions.
L’expertocratie leur répond:
c’est trop complexe, faites nous confiance, on s’occupe de vous, Linky, plans stratégiques, désendettement, cohérence européenne, expérimentation en cours, ne pas décourager les premiers de cordée, etc.
Donc on informe, consulte, on ouvre des concertations, on s’échange des référendums, on instrumentalise les émotions et, on finit par…se mettre autour d’une table pour… négocier!
Dommage! On aurait pu commencer par ça?
Et les émotions, que deviennent-elles?
Malgré la colère, les mobilisations s’affaiblissent… Pourquoi?
Pour qu’un mouvement devienne marée populaire il faut toujours une étincelle d’indignation. Or les syndicats et les partis d’opposition n’ont pas cette herbe sèche qui s’enflamme par vent fort.
L’émotion générale est au mieux à la déception et à la résignation, au pire, à l’impuissance et la colère.
Où sont passés les indignés?
Pendant ce temps…l’actualité sociale rabâche…
les rapports de force se portent bien. La lutte des classes est de retour devant la scène médiatique. La marée populaire s’est retirée et son coefficient, a dit le premier ministre, n’a pas été très fort.
La mobilisation sociale face aux réformes du président des riches n’a pas coagulée.
les référendums n’ont pas fait avancer la résolution des problèmes, ni à Air France, ni à la SNCF.
Pendant ce temps…sur nos écrans: un très bon film,
En guerre.
Le film de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon dans le rôle du syndicaliste indigné par la promesse non tenue; par une remise en cause d’un acoord signé; scandalisé par les arguments de mauvaise foi à caractère juridique ; en colère face au refus de négocier du patron allemand du groupe actionnaire de l’usine de sous-traitance automobile; Vincent Lindon, syndicaliste, porte un mélange complexe de colère et de désespoir des ouvriers qui ne savent plus quoi faire.
Le militant syndical parvient, dans un premier temps à cristalliser ces émotions dans un plan stratégique qui consiste à forcer le capitaliste rhénan à accepter une rencontre avec les syndicats, malgré ses refus répétés, malgré l’utilisation du mur juridique qui obstrue toute négociations.
On voit, DRH, communicants, consultants, essayer de faire comprendre aux militants l’illégitimité de leurs demandes face à une concurrence internationale implacable, avec une mauvaise foi qui pourrait paraître caricaturale, si l’on n’avait pas en mémoire ce qui s’est passé entre 2009 et 2011 dans la filière automobile française.
Retour au réel.
Dans ces années là, chaque semaine, une entreprise de sous-traitance coulait, abandonnée par son management.
Un administrateur judiciaire venait annoncer aux syndicats que la liquidation judiciaire était inévitable, à moins que… ils n’acceptent une solution de reprise avec acceptation de réduction des coûts et…des effectifs.
La dramaturgie classique mettait en scène, des ouvriers occupant t leurs locaux avec stocks pris en otages, parfois avec menaces de sabotages, pendant que leurs représentants syndicaux montaient à Paris rencontrer une cellule de crise.
Cette cellule était composée:
– des directions des deux grands leaders de la filière, Renault et PSA, auxquels, repreneur potentiel et syndicats coalisés, très temporairement, réclamaient des garanties de pérennité du site industriel menacé en demandant des garanties d’achat de volumes, des garanties d’obtention de nouveaux modèles à construire en concurrence avec des usines slovaques, turques, marocaines ou roumaines.
– de Pôle emploi, chargé de rassurer en proposant des formations pour les laissés-pour-compte.
– de représentants de l’État qui assuraient qu’ils défendraient becs et ongles les territoires menacés et qui proposaient des indemnités supra-légales.
Mais chacun savait que l’intérêt général était de ne pas rompre la chaîne d’approvisionnement des usines d’assemblage des deux donneur d’ordre, Renault et PSA.
Les émotions affleuraient à chaque instant; la base attendait fiévreusement; les syndicalistes présents portaient, comme Vincent Lindon, des sentiments mélangés: impuissance, colère, espoir et scepticisme…
Dans le film, En Guerre, on assiste à cette montée émotionnelle de personnes scandalisées et unies face au déni d’humanité, à la remise en cause cynique de la parole donnée, au mur du mépris des experts.
La bonne volonté du médiateur nommé par le Président de la République se heurte aux intérêts du capitalisme trans-frontalier mais donne de l’espoir au militant syndical, incarné avec. passion par Vincent LINDON.
Rien n’y fera.
La lutte se brisera en deux partis, celui qui veut la pérennité du site et celui qui se résout à obtenir les meilleures indemnités possibles.
La division entre le raisonnable et le rêve, division entre la stratégie des gains mutuels et le compromis pauvre et misérable.
La négociation reste encore à ce jour le seul mode efficace de résolution des conflits, encore faut-il le dire, le vouloir et le pratiquer.
Yves Halifa
28 mai 2018
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