La tectonique des plaques
« Sur les 100 millions de personnes qui peuplent la Russie soviétique, nous devons en entraîner 90 millions. Les autres, on ne peut pas discuter avec eux, il faut les anéantir. » (Zinoviev ; 1918).
“Exécuter par pendaison au moins un millier de koulaks invétérés, de riches… Leur prendre tout leur blé, désigner des otages… Faire en sorte que le peuple voie cela à des centaines de verstes à la ronde et qu’il tremble“. (Lénine ; 1918).
Svetlana Aleksandrovna Alexievitch, dans La fin de l’homme rouge, écrit en préface, “au fond, nous sommes des guerriers ; soit nous étions en guerre, soit nous nous préparions à la faire ; nous n’avons jamais vécu autrement. C’est de là que vient notre psychologie de militaires… On battait le tambour, on déployait le drapeau… Nos cœurs bondissaient dans nos poitrine.”
Prix de la paix Erich-Maria-Remarque en 2001
Prix Médicis essai en 2013
Prix de la paix des libraires allemands en 2013
Prix Nobel de littérature en 2015
Il faut d’abord essayer de répondre à la question que le monde entier se pose : qu’y a-t-il dans la tête de Vladimir POUTINE, pour savoir quelle est la place de la négociation dans la crise russo-ukrainienne actuelle ?C’est une question importante car le dirigeant russe est à la tête d’un système pyramidal au sommet duquel peu de personnes décident, voire une à trois personnes.
D’un côté, le chef :
Si le chef est fou, le système peut-il le devenir entièrement ?
Si le chef n’est pas fou, quel est le projet sous-tendu par l’agression envers l’Ukraine ?
De l’autre, le peuple :
Svetlana Alexievitch disait déjà en 2014 qu’on avait appris aux russes à mourir pour la liberté mais pas à savoir comment devenir libres…
A cette question essentielle, connaître ce qui se produit dans La tête de POUTINE, les experts divergent sur des points secondaires mais se rassemblent autour de ces réponses:
– Une armée a toujours besoin de savoir pourquoi elle se bat, sinon démotivée, elle avance certes mais de façon désorganisée, ce qui est certainement le cas.
– Ce qui se passe aujourd’hui, est une fuite en avant qui n’a peut-être pas de fin si ce n’est intimider l’Occident et faire en sorte que les pays qui sont attirés vers le modèle démocratique et consumériste européen arrêtent de glisser, ainsi qu’une plaque tectonique, vers cet Ouest attractif et reviennent dans l’orbite de l’Est autoritaire ;
– Nous assistons à une forme de conflictualité nouvelle qui se développe depuis la Révolution française, où la stratégie militaire et économique des États rencontre la résistance populaire comme cela le fut dans les guerres post coloniales ; la mobilisation des sociétés civiles empêche toute occupation et renversement des pouvoirs démocratiques ; de ce fait toutes les solutions ne peuvent être guerrières mais politiques, donc issues de négociations ;
– Poutine se comporte en chef militaire sans construction de projet politique :
le contexte géostratégique qui a conduit Poutine à déclencher cette invasion a changé du fait de cette même invasion : en voulant asservir l’Ukraine par la force et montrer son pouvoir pour éventuellement négocier il a renforcé ses adversaires en les unifiant et en faisant peur à ceux qui, comme la Chine, ou la Turquie, ne voient plus que les coûts de cette intervention et les plaques tectoniques de subduction ont glissé et dérivent de manière imprévisible.
–En effet, la balance gains et coûts de l’agression étant chaque jour plus déficitaire, soit c’est la destruction totale de l’Ukraine avec purification ethnique et remplacement par des populations russes (comme le gouvernement chinois le fait de manière moins visible avec les ouighours), soit une sortie négociée, mais quand et avec qui ?
Si l’on part de l’hypothèse que Poutine n’est pas fou mais juste paranoïaque, avec sa logique interne de forteresse assiégée, il doit lui paraitre impossible d’envisager l’entrée et le maintien de l’armée russe dans Kiev (déjà 27 000 soldats tués, sans compter environ 80 000 à 100 000 blessés) : une fois maître du terrain à Kiev ou Odessa, qui gouvernera, qui paiera les salaires des fonctionnaires ? Un fois le drapeau planté, comment contrôlera-t-on les citoyens survivants ?
–Pour un paranoïaque seuls les paramètres coercitifs fonctionnent et seule la force peut fonctionner. Il ne serait donc prêt à négocier un cessez-le feu qu’une fois assuré de son emprise territoriale. En aura -t-il le temps?
–Les opinions russe et mondiale se fragmentent et se dissolvent : les pays du Sud commencent à se rendre compte qu’ils vont payer cher ! et l’exil des élites russes s’est accéléré.
Que concluent les experts ?
Bertrand Badie (il est politiste français spécialiste des relations internationales, professeur émérite des universités à l’Institut d’études politiques de Paris et enseignant-chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales) nous dit qu’il s’agit certainement de la première guerre de la mondialisation : « on te chasse du monde Russie ! ».
Jacques Rupnik (il est politologue français spécialiste des problématiques de l’Europe centrale et orientale) nous alerte : « ce que Poutine ne supporte pas c’est que l’Ukraine s’éloigne et de ce fait la Russie évolue en sens inverse ».
Thomas Gomart (il est historien français des relations internationales, directeur de l’Institut français des relations internationales) nous informe sur la structure de l’opinion russe :
« Il y a trois groupes en Russie, une classe moyenne horrifiée qui s’est déjà donnée les moyens de l’exil ; un autre groupe aligné sur le Kremlin mais qui souhaite arrêter la guerre ; et un dernier groupe très important numériquement qui affiche à l’extérieur son soutien à Poutine mais qui dans sa cuisine ou son salon, dans son cercle familial et amical intime gronde de plus en plus face aux difficultés de la vie quotidienne et de la situations faite à ses enfants. »
Il existe donc des mouvements tectoniques provoqués par la décision solitaire d’un homme enfermé dans sa logique qui risque de modifier le contexte initial.
Marie Mendras (elle est politologue française, spécialiste de la politique russe, professeure à l’Institut d’études politiques de Paris où elle enseigne notamment la politique étrangère russe.) nous affirme que « dans quelques semaines l’économie sera par terre et ne sera plus en état de fonctionnement avec une économie étranglée, un rouble qui a déjà disparu et 140 millions de citoyens en otages de décisions dont ils ne savent pas comment elles sont prises. »
Qu’est-ce qui pourrait donc pousser Poutine à stopper sa machine infernale et à réellement négocier ?
Rien pour l’instant…
Le moment de la négociation avec le diable n’est pas encore advenu.
Que faire alors ?
- Certainement laisser les canaux de communication ouverts comme le font les gouvernements français et allemands.
- Certainement accentuer les pressions comme le fait le gouvernement américain, en empêchant les partenaires affichés ou attentistes, Chine, Émirats ou autres pays tiers de tenter d’aider la Russie.
Comme le dit Jacques Rupnik, la Chine est sollicitée non comme médiatrice mais en tant que modératrice ; elle ne veut pas devenir une victime économique collatérale de cette crise, car elle a beaucoup investi dans la mondialisation.
- Certainement se poser en médiateurs éventuels le moment venu, comme le font certains pays comme la Turquie ou Israël, ou encore les églises orthodoxes…
Concluons donc, malheureusement avec Marie Mendras, « Nous sommes encore dans le temps de la guerre et pas encore dans le temps de la négociation »…
Ce qui ne nous empêche pas de la préparer en évitant l’humiliation d’un peuple, les russes, et celle d’un dictateur qui a (pour combien de temps ?) le pouvoir de nuisance d’un homme acculé dans son bunker…
Donc, lire ou relire l’ouvrage de Pierre Grosser, (Traiter avec le diable ? Les vrais enjeux de
la démocratie au XXIe siècle. Pierre Grosser, Odile Jacob, 2013), « Parler n’est pas forcément négocier, négocier n’est pas forcément parvenir à un accord, et parvenir à un accord avec le diable n’est pas forcément capituler. »
Autrement dit, continuer à parler avec le diable pour tenter de le ré-humaniser sans le diaboliser, en sortant de la perspective religieuse du bien et du mal où le premier est incarné par l’Occident et le second par le reste du monde.
Yves HALIFA
21 mars 2022
Bonjour,
Merci pour votre article.
La peur n’est pas la folie
La folie ne serait-elle pas pour les experts, tous occidentaux, de croire que le comportement d’un homme est à l’origine de tous les maux ? L’homme serait soit raisonnable, soit déséquilibré. En route vers le manichéisme.
Une psychologisation qui a bon dos. En individualisant la cause du dysfonctionnement, elle nous évite de considérer le système, mondial, dont nous faisons partie… et nous affranchi de nous regarder dans la glace.
L’effet boomerang
Une chose éclate également au grand jour : le syndrome de “l’arroseur arrosé”. Aux accusations, bien que fondées et légitimes, des agissements de notre adversaire, la critique de nos comportements passés nous revient tel un boomerang. Nous en sommes aujourd’hui prisonniers. Enfermés dans une négociation qui porte nécessairement avec elle le poids de l’histoire.
Le diable aux deux visages
Si “continuer à parler avec le diable pour tenter de le ré-humaniser” reste en effet un passage obligé sur le chemin de la négociation, et d’une éventuelle sortie de crise, il semble néanmoins nécessaire, en miroir, de travailler à nous rendre nous-même plus humain. S’ouvrir au diable qui est en nous, accueillir sa part d’ombre… pour rendre à l’autre sa lumière. Le signe fort d’une relation qu’on considère par essence comme symétrique.
Au plaisir de vous lire,
Guillaume Coudray
merci pour vos commentaires éclairés et éclairants. Oui, il faut aussi négocier avec soi-même pour conscientiser cette part d’ombre tapie au fond nous que nous ne voulons pas voir et dans laquelle sommeille notre diable…
Je vous écrirai plus longuement bientôt sur ce sujet.
A plus tard