Le 6 janvier prochain vous pourrez vous procurer La négociation au quotidien, l’art des victoires sans vaincus, aux éditions Mardaga, ouvrage dans lequel sont décrites les tactiques de prédation et les moyens d’y faire face; sont également proposées les tactiques respectueuses de l’autre pour réussir des négociations créatives et dont les résultats permettront aux prédateurs de se réaliser dans des négociations raisonnées en abandonnant la ruse, les rapports de force et le compromis.
Cet ouvrage puise ses sources dans la littérature, le cinéma et les grandes et petites négociations commerciales, sociales, géostratégiques et familiales. Chacune et chacun pourra s’identifier et analyser les raisons de ses échecs et développer des modèles de réussite.
Dans une première partie (SUBIR), il s’agit de comprendre les ressorts de la soumission.
Dans une seconde partie (AGIR), je vous propose des tactiques d’action pour vous protéger et conduire le prédateur vers l’univers de la coopération.
Dans une troisième partie (CONSTRUIRE), il s’agit de proposer un espace relationnel créatif qui puisse associer rationalité et émotions.
Parmi les tactiques décrites et analysées, la domination et l’emprise vous sont proposées ici en teaser.
La domination:
Mars 1914. Je suis invité à souper chez Max Weber, l’un de ces pères fondateurs de la sociologie, à l’occasion de la parution de son recueil de textes intitulé La Domination. Celui-ci est un quinquagénaire agréable et convivial, à qui je m’empresse de poser quelques questions, dès que le café et les cigares nous sont offerts :
– Vous réfléchissez beaucoup, Monsieur Weber, à l’exercice du pouvoir dans les sociétés anciennes et actuelles et que vous nommez plutôt, domination, y aurait-il une différence ?
– Absolument ! Le pouvoir c’est la possibilité de contraindre d’autres personnes à infléchir leur comportement en fonction de notre propre volonté, alors qu’une domination implique un acquiescement en retour de la personne dominée.
– Comment appelez-vous la technique de domination qui produit cet acquiescement ?
– Le charisme, qui est le produit de l’excitation, commune à un groupe d’hommes, suscitée par l’extraordinaire. La domination charismatique est toujours le fruit de situations extérieures inhabituelles : tout événement spécial, grande expédition de chasse, sécheresse ou autre menace déclenchée par la colère des démons, mais surtout des périls en temps de guerre. Ce type d’événement remet immédiatement en fonction le charisme du héros ou du magicien.
– Vous appelez, héros ou magicien, une personne apparaissant comme un sauveur, un prophète, un guide et qui va subjuguer les foules en les rassurant ?
– Oui, il s’agit d’une domination relationnelle, qui n’est ni l’exercice d’un pouvoir économique héréditaire ou statutaire, mais qui prospère sur le terreau des situations de détresse psychique, physique, économique, éthique, religieuse, politique…
– Peut-on en conclure que nous sommes consentants quand nous sommes en état de faiblesse et que l’homme, ou la femme charismatique, nous les créons nous-mêmes ?
À cet instant, le visage d’une femme, invitée également à ce souper, et que je n’avais pas vue, cachée par la pénombre, se profile dans la lumière du chandelier et s’anime en tenant ces propos :
– Je me permets, cher maître, de vous interrompre pour ajouter ma pierre à cette discussion passionnante ; Céder n’est pas consentir ! En cette année où certains pressentent une épidémie mondiale de grippe durant laquelle beaucoup d’êtres humains vont se trouver en situation de détresse, moi qui suis philosophe et psychanalyste, je m’interroge sur ce processus qui part de l’acquiescement au début d’une relation : au départ on dit oui à quelque chose, et une fois engagé, dire non à ce qui se produit ensuite devient problématique. En effet, je me dis, ne me suis-je pas laissée faire, alors que j’aurais pu me défendre ? Est-ce de ma faute ? Alors je suis engloutie par un sentiment de honte et l’impossibilité d’en parler ; et je reste paralysée devant le charisme de celui qui tente de me soumettre.
– Il est vrai, répond doucement Max Weber, que le charisme, nous l’entretenons nous-mêmes, alors qu’il se dissout très vite en réalité devant la mise à l’épreuve du fonctionnement du quotidien. Malheureusement, il se reproduit, car pour ne pas redevenir normaux, les personnes dites charismatiques cherchent à se reproduire, en éduquant d’autres individus au charisme : on fabrique ainsi, des héros de guerre, des spationautes, des hommes-médecine, des faiseurs de pluie, des grands sportifs, des exorcistes, des prêtres, des experts du droit…
Max se lève alors, dans l’épaisse fumée de son cigare, déploie son corps massif et nous déclare, qu’étant très préoccupé par la situation de dépendance psychologique envers les sauveurs suprêmes qu’il entrevoit se profiler dans les années à venir, il préfère aller se coucher et nous dit bonne nuit. Quel personnage charismatique !
L’emprise:
Dans Madame Bovary, Gustave Flaubert campe quelques personnages qui fomentent dans le secret de leur cœur des tactiques de prédateur qui, déjà sujettes à caution morale au XIXe siècle, le sont a fortiori de nos jours :
Monsieur Rodolphe Boulanger avait trente-quatre ans ; il était de tempérament brutal et d’intelligence perspicace, ayant d’ailleurs beaucoup fréquenté les femmes et s’y connaissait bien. Celle-là lui avait paru jolie ; il y rêvait donc, et à son mari.
– Je le crois très bête. Elle en est fatiguée sans doute. (…) Et on s’ennuie ! on voudrait habiter la ville, danser la polka tous les soirs ! Pauvre petite femme ! Ça baille après l’amour… Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait, j’en suis sûr ! (…) Oui, mais comment s’en débarrasser ensuite ? (…)
Il examina la partie politique de l’entreprise. Il se demandait : « Où se rencontrer ? Par quel moyen ? Il n’y a plus qu’à chercher les occasions. Ah parbleu ! Voilà les Comices bientôt.
On voit ici comment le prédateur part d’une hypothèse selon son expérience personnelle et ce dont il a hérité comme patrimoine archétypal : une femme mariée s’ennuie nécessairement et rêve d’aventures. La tactique lui semble évidente, la flatter, lui susurrer des mots d’amour… Dès le chapitre suivant Rodolphe installe ses pièges, ainsi il se promène avec Madame Bovary à son bras. Mais il y a un fâcheux, M. Lheureux, que Rodolphe congédie en prenant brusquement un sentier, entraînant Madame Bovary et en disant :
– Bonsoir M. Lheureux ! Au plaisir !
– Comme vous l’avez congédié ! dit-elle en riant.
– Pourquoi, reprit-il, se laisser envahir par les autres ? Et puisque, aujourd’hui, j’ai le bonheur d’être avec vous…
Emma rougit.
Rodolphe vient donc de montrer qu’il est déterminé et sait s’affirmer face aux fâcheux. Il veut diffuser une image de mâle : il s’agit de marquer son territoire. Le prédateur fonctionne souvent ainsi au début. Flaubert animalise Rodolphe ; celui-ci possède l’arrogance et la cruauté des grands fauves. Fascination et peur de conserve, Emma Bovary est fascinée et séduite…
-Voici de gentilles pâquerettes, dit-il, et de quoi fournir des oracles à toutes les amoureuses du pays.
Il ajouta :
– Si j’en cueillais. Qu’en pensez-vous ?
– Est-ce que vous êtes amoureux ? fit-elle, en toussant un peu.
– Eh ! Eh ! qui sait ? répondit Rodolphe.
Rodolphe resserre sa nasse en enfermant sa relation avec Emma Bovary dans l’hypothèse d’une aventure amoureuse, sans engagement ; et si ?
« Il foulait avec ses bottines vernies les crottins de cheval, une main dans la poche de sa veste et son chapeau de paille mis de côté.
– D’ailleurs, ajouta-t-il, quand on habite la campagne…
– Tout est peine perdue, dit Emma.
– C’est vrai ! répliqua Rodolphe. Songer que pas un seul de ces braves gens n’est capable de comprendre même la tournure d’un habit !
Alors ils parlèrent de la médiocrité provinciale, des existences qu’elle étouffait, des illusions qui s’y perdaient.
– Aussi, disait Rodolphe, je m’enfonce dans une tristesse…
– Vous ! fit-elle avec étonnement. Mais je vous croyais très gai ?
Tactique classique : caler la discussion sur un partage d’opinions, seuls contre tous ; les autres ne comprennent pas ce qu’est la beauté, le bon goût, la noblesse d’âme. Nous, tous les deux, vous et moi, nous avons des choses en partage. Et bien partageons-les réellement !
Rodolphe déroule des clichés. On pourrait se dire, mais si nous lecteurs nous « entendons » ces clichés, pourquoi Emma ne les voit-elle pas ? Mais parce que les clichés sont rassurants ! La tactique fonctionne !
Rodolphe a entraîné, toujours à son bras, Madame Bovary, au premier étage vide de la mairie, dans la salle des délibérations. Et en contrepoint de la cérémonie engoncée et conventionnelle qui se déroule sur la place, il partage sa mélancolie avec Emma…
– Eh quoi ! dit-il, ne saviez-vous pas qu’il existe des âmes sans cesse tourmentées ? Il leur faut tour à tour le rêve et l’action, les passions les plus pures, les jouissances les plus furieuses, et l’on se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies, de folies.
– Nous n’avons pas même cette distraction, nous autres pauvres femmes !
– Triste distraction, car on n’y trouve pas le bonheur.
– Mais le trouve-t-on jamais ? demande-t-elle.
– Oui, il se rencontre un jour, répondit-il.
La place était noire de monde ; les notables exhortaient toute cette foule d’agriculteurs et de commerçants à poursuivre des buts utiles, contribuant au bien de chacun, à l’amélioration commune et au soutien des États, fruit du respect des lois et de la pratique des devoirs…
Et Rodolphe exaltait l’héroïsme, l’enthousiasme, la poésie, la musique, les arts… Il la regardait fixement, s’étant rapproché d’elle…
Rodolphe passe alors au test de la réalité : l’expérimentation sans risque ; avec le partage des sens ; je la touche ; elle recule ? Tant pis, ce n’était pas le bon moment. Elle accepte ? Je vais grignoter le territoire petit à petit, et elle cèdera vite comme me l’a promis Sun-Tzu !
– Il saisit sa main ; elle ne la retira pas.
Six semaines plus tard, un nouveau chapitre :
Six semaines s’écoulèrent sans revoir Rodolphe. Il s’était dit, le lendemain des comices :
– N’y retournons pas de sitôt, ce serait une faute.
Il comprit en entrant dans la salle que son calcul avait été bon en voyant Emma pâlir.
– J’ai été malade.
– Gravement ? s’écria-t-elle.
– … C’est que je n’ai pas voulu revenir.
– Pourquoi ?
– Vous ne devinez pas ? »
Voici donc Rodolphe à l’œuvre dans trois tactiques déstabilisatrices :
j’ai engagé, je me suis engagé dans la relation et je disparais en laissant supposer à l’autre un motif grave ; puis subitement je déclare ma maladie d’amour et, pour ne pas essuyer de refus je montre ma décision de rompre, de partir, quoiqu’il m’en coûte : un sacrifice ! après lui avoir dit qu’il a été malade, il répond par une question à sa question.
C’est donc elle seule qui décide de tomber dans le piège ! Elle est dirait-on aujourd’hui, sous emprise.
– Je pense à vous continuellement ! Votre souvenir me désespère !… Adieu !… j’irai loin…
-Je ne sais quelle force m’a poussé vers vous ! Car on ne lutte pas contre le ciel, on ne résiste point au sourire des anges ! On se laisse entraîner par ce qui est beau, charmant, adorable !
C’était la première fois qu’Emma s’entendait dire ces choses ; et son orgueil s’étirait mollement et tout entier à la chaleur de ce langage.
Le piège est armé, et sa mâchoire se referme sur Emma :
– Oh vous êtes bon ! dit-elle.
– Non, je vous aime, voilà tout !
La soumission s’apparente à un état de dépendance reposant, la plupart du temps sur des tactiques d’emprise ; les tactiques utilisées par certains prédateurs, sont aujourd’hui bien connues et repérables. L’emprise qui en résulte reflète une dramatique réalité des rapports amoureux et il est utile d’en connaître les différentes étapes pour réagir à temps : au début d’une relation amoureuse abusive, nous constatons que le partenaire a tendance à multiplier ses absences de manière séquentielle de façon à nous rendre dépendants et surtout demandeurs ; puis il procède à des chantages pour obtenir ce que nous n’avons pas voulu lui livrer spontanément ; il agit systématiquement par humiliations répétées, souvent devant des tiers ; manipulations et scènes de jalousies se multiplient ; enfin, la relation devient insupportable car il va contrôler nos activités et nous demander des comptes, quitte à devenir de plus en plus intrusif ; enfin, si nous n’avons toujours pas réagi à l’un de ces stades, le spécialiste de l’emprise va nous isoler de notre entourage amical et familial pour achever de nous intimider si nous tentons de résister. Il faut donc toujours réagir dès qu’un malaise, dès que, pour paraphraser la si jolie expression anglaise, se manifestent des butterflies in the stomach.
A l’année prochaine en librairie!
La négociation au quotidien, ou l’art des vainqueurs sans vaincus, vous enseignera comment ne pas subir les prédateurs et comment les ramener dans le droit chemin: le vôtre…
Yves HALIFA
17 décembre 2021
Magnifique cher Yves ! Voilà qui tombe à point nommé. Pour une fois je serai en retard pour les cadeaux de Noël… En tout cas, un très bon démarrage pour une année que l’on voudrait pleine de promesses.