Le chicken game, ou jeu de la poule mouillée, dont parle Daniel Vernet dans son excellent article sur slate.fr, est un jeu très dangereux.
https://www.youtube.com/watch?v=u7hZ9jKrwvo
Dans le film de Nicholas Ray La Fureur de vivre (1955), deux conducteurs en rivalité de jeunes coqs foncent dans la nuit, pied au plancher sur une falaise entourés de leurs copains et copines excités par l’alcool; le premier qui saute a perdu. Dans le film, James Dean saute le premier, étonné que son rival ne l’ai pas encore fait ; il n’a pas sauté car sa chemise s’est accrochée à la poignée de la portière.
C’est un jeu qui repose sur le principe du « même pas peur ! »
Le gouvernement grec et ses créanciers jouent-ils au chicken game ?
Chacun des camps conduit son véhicule, l’un léger et peu puissant, avec des spectateurs-acteurs humiliés et en colère, dont certains sont prêts à sauter dans l’inconnu du précipice de la sortie de l’Euro.
L’autre véhicule, puissant et lourd, difficile à conduire, tente de s’arrêter régulièrement sur le bas-côté pour réfléchir à des solutions consensuelles pour tous ses mandants et en particulier pour ceux, nombreux qui les retiennent par la manche.
Mandants et mandataires
Telle est une grande partie du problème.
Les membres de l’Union ne sont pas tous sur la même ligne. L’Allemagne et les Pays-Bas n’ont pas d’opinions publiques majoritaires pour négocier avec la Grèce.
L’Espagne, le Portugal, la Slovaquie, la Lettonie ne veulent pas accepter l’exception grecque et retiennent la chemise entière de Jean-Claude Juncker, président de l’un des trois créanciers, la Commission de l’U.E.
Les négociations qui se déroulent entre mandataires installés depuis longtemps dans leurs fauteuils d’expert et les membres fougueux d’un jeune gouvernement porteur d’une vision de ce devrait être une autre Europe, avec de nouvelles règles du jeu, ne portent pas sur les mêmes sujets.
Les européocrates ne discutent pas politique; ils sont dans un cadre politique déjà établi par des traités anciens.
Les représentants de la Grèce, nouvellement élus, le sont dans le cadre d’un renouvellement des enjeux politiques.
Les uns discutent crédit et débit, les autres politique.
Qui a peur ?
Selon Alexis Tsipras, le refus des interlocuteurs de la Grèce de prendre en compte les propositions d’Athènes traduit une volonté de « punir une voix différente en Europe » et il déplore que se soit enclenchée, après l’annonce du référendum, « une propagande de peur qui va culminer dimanche prochain », jour de la consultation.
Du côté des créanciers, Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international, c’est la division complète et chacun se renvoie le risque des conséquences du chicken game.
Pendant que Juncker reconstruisait une relation de confiance de personne à personne, le Premier ministre grec était tiré par la manche par ses promesses et son parti.
Les créanciers ont peur, les débiteurs ont peurs, les citoyens ont peur.
Jack is back !
L’ancien président de l’un des créanciers, le FMI, Dominique Strauss-Kahn, que personne ne retient plus par la chemise, se lâche et propose son analyse de la crise grecque et sa solution : changer les objets de négociation et en particulier ouvrir la négociation sur la restructuration de la dette en consolidant l’Union monétaire européenne. se voit-il en Zorro européen?
Et la France ?
Michel Sapin se met au milieu des voitures emballées ( celle du référendum de dimanche prochain), des véhicules en panne (l’Eurogroupe), des motos, scooters et camions qui veulent revenir en arrière (certains pays de l’Union, et certaines opinions publiques) en déclarant que les négociations peuvent reprendre à tout moment.
Mais il se dédit très vite.
Conclusion (provisoire)
Les négociations politiques ressemblent-elles aux autres négociations ?
Dans les négociations commerciales le chicken game est souvent présent : chacun sait, acheteur comme vendeur que l’intérêt partagé est de faire du business ensemble mais chacun est tenté de faire peur à l’autre en lui montrant qu’il ne craint pas la rupture.
– « Si d’ici 10’ vous n’avez pas baissé vos prix vous ne ferez plus partie partie des entreprises référencées ! »
_ « Si vous faites ce que vous dites, ce que je ne crois pas un seul instant, je bloque les livraisons de mes produits dans tous vos magasins immédiatement ! »
Dans les négociations sociales il est aussi possible de jouer ce jeu dangereux :
chacun sait, direction comme syndicats, que les enjeux nécessitent une négociation raisonnée ; mais chacun se sent obligé de montrer à ses mandants qu’il est plus fort que l’autre et qu’il sait ne pas céder.
Un dernier mot
Pour arrêter les voitures emballées vers le précipice que faudrait-il ?
Que l’Union Européenne siffle la fin du jeu et mutualise les dettes de chaque pays en passant par dessus les nationalismes exacerbés ?
Qu’un groupe de dirigeants charismatiques trouve le courage de dire oui à la restructuration de la dette ?
Les intérêts communs sont-ils encore seulement perçus ?
En conclusion comment redonner le désir d’Europe quand les peuples contestent le mandat obsolète donné à leurs dirigeants?
Pour qu’ils les laissent conduire vers des destinations rassurantes.
Yves Halifa
30 juin 2015
Le problème grec est que ni Tsipras, ni Juncker ne sont des hommes d’Etat.
Si Junker avait été un homme d’Etat, il aurait fait sortir tous les technocrates européens de la salle et il aurait dit à Tsipras : “on va négocier d’homme à homme en face to face”.
Il aurait dit à Tsipras :
tu veux inscrire ton nom au Panthéon grec comme le premier homme de gauche arrivé au pouvoir et l’homme qui a sauvé la Grèce. OK.
Tu sais et je sais que tu ne remboursera jamais ni le capital, ni les intérêts de la dette dans les conditions actuelles car il n’y a pas d’économie en Grèce à part le tourisme.
Je sais et tu sais que l’Europe ne peut pas se permettre que la Grèce sorte de l’eurozone et de la communauté européenne. De plus, pour des raisons géopolitiques évidentes, l’Europe ne peut accepter que Poutine avance jusqu’en Grèce.
Alors, je te propose un deal : l’Europe postpose le remboursement de la dette grecque de 10 ans et l’Europe investi 10 milliards d’euro pour construire une structure industrielle en Grèce à bas coût salariaux pour concurrencer la production de produits manufacturés actuellement produits en Chine et en Thaïlande, mais dont les délais de livraison sont trop longs dû à l’éloignement.
En échange, petit à petit et graduellement, tu mets de l’ordre dans le cadastre, le règlement des impôts et le nombre de fonctionnaires, tu t’arranges pour taxer les armateurs et le foncier de l’église orthodoxe (ce qui va t’arranger en homme de gauche) et tu remontes le niveau des pensions et des subventions de sécurités sociale (ce qui est ta promesse électorale).
Tu sera un héro et tu sauveras réellement la Grèce (et moi j’aurai sauvé l’Europe).
Cela aurait marché.
Mais Junker est un technocrate qui a des grands airs, mais ne sait pas ce que c’est que de négocier…
Merci Yves pour ce résumé du contexte qui permet par ailleurs à chacun de générer son interprétation ; comme la métaphore étant une figure de l’ambiguïté, elle laisse ainsi un vaste champ possible au décodage.
Le mien est un peu différent, moins psychologique. La richesse de la diversité devrait ramener les grecs et leurs créanciers à la raison.
J’enseignais à mes étudiants en TVA que la Grèce avait la particularité, comme beaucoup d’Etats membres de l’Union Européenne astreint au respect des règles TVA, que leur gouvernement a accepté dès juillet 1961, lorsque la Grèce a signé un accord d’association avec la CEE sur une union douanière, une harmonisation politique (finance, agriculture, fiscalité, etc.) et la libre circulation nécessaire à une potentielle adhésion à l’ancienne Communauté européenne chère à Jacques DELORS, de comporter une activité économique du secteur des services qui a successivement supplanté la production agricole.
Cette substitution n’a pas cependant nullement généré les recettes fiscales qu’un Etat pouvait attendre de sa nouvelle économie. En réalité, lors du marché unique de 1992, ils se disaient que sur les 100% des entreprises grecques qui devaient être assujetties à la TVA, seules la moitié étaient identifiées auprès des services fiscaux. Sur cette moitié, seuls 50% des assujettis TVA déposaient leurs déclarations périodiques et sur cette franche qui respectaient leurs obligations de déclarations, seulement la moitié payaient leur du de TVA à l’Etat grec ! Il est facile de comprendre d’abord toute l’efficacité très relative des services fiscaux grecs où la corruption devaient être aussi importante que les opérations non déclarées, et ensuite que vivre avec seulement 12,5% des recettes TVA réellement encaissées étaient un suicide économique dont le peuple grec, qui a profité largement du système, crie aujourd’hui au loup car il se rend compte de l’ardoise à payer.
Cette caricature est proche de la réalité car il a été prouvé, depuis que dès l’entrée de la Grèce dans la zone euro en 2001, que les chiffres des comptes publics grecs étaient sciemment tronqués pour améliorer une situation économique aussi faible que la Roumanie ou la Bulgarie lors de leur adhésion à l’Union en 2007 (ces deux pays ne sont pas prêts de rentrer dans la zone euro).
N’oublions pas que c’est Konstantinos Karamanlis qui a pleinement soutenu l’entrée de la Grèce dans l’Europe dès la fin de la période des colonels en 1974 ; alors qu’Andréas Papandréou et les communistes y étaient farouchement opposés par peur de perdre la dépendance économique et politique de leur Etat, ce qui est une conséquence logique d’une mise en commun des efforts, des ressources mais aussi des bénéfices via les aides européennes. Andréas Papandréou est pourtant un brillant économiste, diplômé d’Harvard (USA) en 1943 et ensuite professeur jusqu’en 1947, plutôt à gauche contrairement à son père Georgios qui était un libéral centriste. Il a créé le PASOK en 1974.
Le paradoxe est qu’Andréas Papandréou et le PASOK sont au pouvoir en 1981 (majorité absolue au parlement) quand l’adhésion à la communauté est entrée en vigueur et qu’une période transitoire de cinq ans pour adapter l’économie grecque aux règles communautaires n’a pas suffit. Dès 1985, réélu pour 4 ans, lors de la conclusion de l’adhésion de l’Espagne et du Portugal dans la communauté européenne, il renégocie le traité grec mais il n’obtient rien d’autre qu’un accroissement des aides communautaires pour son pays.
Les difficultés économiques, pourtant prévues lors de l’adhésion de la Grèce, sont importantes : le PIB est de 50 % inférieur à la moyenne communautaire, le taux de chômage est plus élevé que ceux de ses partenaires européens et l’inflation est très forte.
Depuis les années 80, la Grèce a vécu en grande partie avec une importante économie parallèle et l’addition leur est présentée aujourd’hui. A qui la faute ? Aux institutions et créanciers qui ont voulu garder une certaine confiance dans l’Etat pour (dé)couvrir son incompétence ? Aux citoyens qui n’ont pas entendu résister à la tentation où, comme le contrôle fiscal individuel n’existait pas, pourquoi avoir tort de se gêner?
Il est vrai que si beaucoup de Grecs se plaignent, c’est aussi parce qu’ils avaient perdu l’habitude de payer des impôts. La fraude et l’évasion fiscale et sociale atteignaient et atteint encore des sommets qui expliquent en grande partie la crise grecque : le FMI et la Commission Européenne l’estimaient, en 2012, entre 40 et 45 milliards par an, soit entre 12 et 15 % du PIB. Harry Theoharis, le secrétaire général chargé des recettes fiscales, pense qu’elle se situe plutôt « entre 20 et 25 milliards d’euros par an. Mais il est certain que si on arrivait à collecter vraiment l’impôt, une grande partie du problème de la dette grecque disparaitrait ». Un avis que partage Tryphon Alexiadis, vice président du syndicat des agents du fisc, proche de Syriza, le parti de la gauche radicale du premier Ministre et du Ministre des Finances : « la fiscalité est la clef de la crise grecque : si on avait réussi à collecter 5 milliards d’euros de plus au cours des douze dernières années, on aurait eu 60 milliards de plus, c’est-à-dire aucun problème de dette ! ».
Tout est dit.
Comme l’affirmait Michel Sapin en févier dernier, au lendemain de sa rencontre avec son homologue grec, Yanis Varoufakis, la priorité du nouveau gouvernement grec emmené par Alexis Tsipras est de faire en sorte “que chaque Grec paie ses impôts”. “C’est le sujet principal en Grèce, a affirmé le ministre des Finances français sur Europe 1”. “La dette grecque, c’est une dette due à ceux qui sont venus en aide à la Grèce et donc à chaque contribuable européen. Il n’est pas question de transférer le poids de la dette des Grecs vers les contribuables français ou allemand. Il faudra rembourser la dette, c’est une chose; les modalités de remboursement en sont une autre”.
Cette absence d’état en Grèce est à mettre en parallèle avec l’absence d’état européen.
L’Europe ne parle pas d’une seule voix politique dans ce dossier. Ce sont des économistes comme la BCE, l’Eurogroup ou, pire, depuis 2010, les créanciers dont le FMI (que je respecte profondément), qui discutent à différents niveaux de la renégociation de la dette grecque, sous la pression forte des dirigeants de l’Allemagne accompagnée des Pays-Bas, de la Belgique, et d’autres Etats sans qu’ils ne soient majoritaires sur ce point. C’est surréaliste !
Je suis pour un vrai gouvernement de l’Union européenne avec un vrai ministre des finances qui aura le pouvoir de discuter et négocier avec chaque membre de l’Union. Un seul interlocuteur politique qui rapporte au Conseil de l’Europe et à son Président.
A côté, le rôle de la commission est d’aider la Grèce (ou d’autres Etats) à la construction de son Etat, son administration, pour mettre en place et consolider l’application des traités, des directives et des règlements, de manière coercitive sous le contrôle de la Cour de Justice et de la BCE si c’est nécessaire.
Ramenons le souci actuel au niveau des entreprises. Beaucoup de dirigeants voudraient pouvoir obtenir un abandon de leurs crédits auprès de leurs créanciers. Ce n’est évidemment ni juridiquement ni économiquement acceptable. Certains peuvent s’interroger sur les conditions d’octroi de ces crédits à un pays si mal (ou pas du tout) organisé administrativement. En droit la responsabilité du dispensateur de crédit n’est pas une vaine source d’obligation.
Quoi qu’il en soit, rappelons-nous de l’histoire. En 1930 le choix démocratique d’un dictateur a été l’issue de l’absence de remise par la communauté de l’époque de la dette allemande. Le traité de Versailles a fixé le principe des réparations issues de la guerre 14-18 à un plancher de 120 milliards de marks-or, qui a d’ailleurs empoisonné toutes les relations internationales de l’entre deux guerres.
En 1952, le miracle allemand, constaté aujourd’hui, a été la conséquence d’une remise importante de leur dette après la dernière guerre. Doit-on maintenant appliquer le même principe à la Grèce, qui représente 2% de la zone euro, et ramener sa dette à 100% du PIB ? C’est ce que pense Jacques ATTALI qui demande aux décideurs de bien mesurer ce que ces 2% représentent au regard des conséquences sur les autres pays en difficultés comme le Portugal, l’Espagne, l’Italie et peut être la France.
Le grexit ne résoudra rien dans l’espace économique mondial. C’est une stratégie perdant-perdant qui laissera aux russes la joie d’ouvrir leurs bras aux presque communistes grecs.
Même si je me moque de l’image que l’Europe laisse aux autres, chacun doit sortir vainqueur et appliquer la stratégie du contournement.
Jean Pierre RIQUET 01/07/2015