Avez-vous repéré des Invisibles dans l’entreprise ?
En janvier 2014, il y a cinq ans déjà, Pierre Rosanvallon avait pressenti le mouvement des «gilets jaunes» dans son ouvrage d’alerte rouge (!), Le parlement des invisibles (Seuil ; janvier 2014).
Des phrases simples et choc :
- Le pays ne se sent pas représenté.
- La démocratie est minée par le caractère inaudible de toutes les voix de faible ampleur,
- par la négligence des existences ordinaires,
- par le dédain des vies jugées sans relief,
- par l’absence des initiatives laissées dans l’ombre.
Voix de faible ampleur, dédain, négligence, initiatives dans l’ombre…
Comment ignorer que ces voix, ces vies sans relief, n’existent pas aussi, aujourd’hui, dans les entreprises, dans les administrations, dans toute communauté de travail ?
Le diagnostic était posé :
Après l’effondrement de l’ancien monde des corps et des corporations sous les coups de boutoir de 1789 on parlait de « société en poussière ».
Le développement du capitalisme a redonné de la visibilité en créant une société de classes.
Mais le capitalisme, tel qu’il s’est recomposé à partir des années 1980 a valorisé des capacités individuelles de création et les qualités d’attention personnelle, d’engagement et de réactivité qui sont devenus des facteurs essentiels d’efficacité.
Parallèlement, le travail a changé, centré sur la qualité de la relation, les lieux de travail se sont éparpillés, les inégalités ont changé de nature, associées aux idées de mérite et de responsabilité.
Obnubilé par le quantitatif, les logiques managériales ont cessé de voir, et se sont construites des filtres opaques, tableaux Excel pour comprendre, Power Points pour expliquer et communiquer.
Les organisations syndicales ont suivi en situant leurs combats sur le plan quantitatif des augmentations générales des salaires et de la judiciarisation des rapports sociaux.
Pierre Rosanvallon écrit ainsi, « comme on ne devient acteur de sa propre vie que si l’on cesse de subir passivement les choses, d’être balloté par les flots de l’existence immédiate, que si l’on sort de son isolement », la société mal représentée s’est mise à osciller entre la passivité et les peurs.
Elle tend ainsi à être dominée par le ressentiment, qui marie la colère et l’impuissance. Elle doit sans cesse simplifier et caricaturer le réel pour espérer le rendre malléable.
Réalités masquées, vies laissées dans l’obscurité, ce sont les préjugés et les fantasmes qui gouvernent les imaginations.
L’invisibilité a donc produit un coût démocratique.
Elle a laissé le champ libre au développement d’un langage politique saturé d’abstractions, sans prise sur le réel et s’est enfoncée dans l’idéologie, c’est-à-dire la constitution de mondes magiques et factices.
Et pendant ce temps-là le dialogue social formel tourne à plein régime et à vide.
Emmanuel Macron, ce vendredi 22 février tonne depuis l’Élysée face à l’échec de la négociation sur l’Assurance-Chômage :
« On vient d’avoir un exemple de vraie négociation sociale, a ironisé le chef de l’Etat, devant les présidents des départements réunis à l’Elysée. On a dit aux partenaires sociaux : “Trouvez-nous une solution pour le chômage, vous êtes autour de la table, vous êtes responsables”, alors même que les syndicats ne financent plus le chômage, c’est le contribuable. »
« On est dans un drôle de système ! Chaque jour dans le pays, on dit : “corps intermédiaires, démocratie territoriale, démocratie sociale, laissez-nous faire.” Et quand on donne la main, on dit : “mon bon monsieur, c’est dur, reprenez-la.” Et le gouvernement va devoir la reprendre, car on ne peut pas avoir un déficit cumulé sur le chômage comme on a depuis tant d’années. »
Pendant que le travail s’émiettait, que l’individualisation supplantait le collectif, la vision de l’avenir et le sens de la vie disparaissaient pendant que les « petits » observaient les « gros » s’organiser autour des enjeux de conquête et d’exercice du pouvoir, et non autour du souci d’exprimer la société ou de gouverner efficacement l’avenir…
S’il était aisé de représenter des ordres, des classes, des castes, comment représenter une société d’individus ?
Pierre Rosanvallon, nous rappelle aussi les modes d’organisation de ces « invisibles » :
Au XIXème siècle le monde ouvrier s’était doté de journaux (en France, L’Artisan, l’Écho de la fabrique, La Ruche populaire, L’Atelier). La chanson, la poésie et la littérature ont joué un rôle considérable.
L’Appel publié par L’Atelier en 1841 :
« Ouvriers ! Nous ne vous appelons pas autour de nous, parce que nous ne sommes ni une personne ni un parti : nous sommes la foule ; soyez la foule ; soyez la foule comme nous »
nous renvoie un écho du passé vers la foule actuelle de « gilets jaunes ».
Pierre Musso, philosophe[1]s’est lui aussi penché sur les révoltes amplifiées par les réseaux sociaux.
Et il a réalisé qu’il existait un point aveugle dans la révolte actuelle : l’entreprise.
C’est, dit-il, dans l’entreprise qu’existe la clé du pouvoir d’achat. C’est également là que se joue la difficulté de la résolution du problème, dans le management par la subordination.
En effet, face à la faiblesse de la représentation syndicale, les combats menés au sein des organes du dialogue social formel, Comités et CHSCT, commissions et dialogues entre représentants des salariés et représentants de la direction, délégués et DRH ne reflètent probablement pas la réalité des « vies minuscules »[2].
C’est sûrement au dialogue social informel que reviendrait la noble mission de rendre visibles les invisibles.
Redonner vie au réseau intérieur de l’entreprise, accepter d’écouter, de sentir, de parler un langage simple et dépourvu d’abstractions, aller lentement pour aller vite et fournir aux managers de proximité cette fluidité pour gérer son réseau informel.
Pierre Musso, déjà cité, rappelle qu’il existe deux réseaux, le premier, centralisé, monarchique, qui part du cerveau et qui irrigue tous les organes ; et le second qui part des capteurs sensoriels de la périphérie qui dirige les émotions ; c’est un réseau anarchique, libertaire, libéral, LIBLIB, comme il le dit.
Dans l’entreprise, pour ne pas laisser les individualités en perte de sens, se réfugier dans l’absentéisme, le burn-out, le suicide ou la maladie, les deux réseaux doivent fonctionner en synergie permanente.
Laissons la conclusion à Diderot
Denis DIDEROT (été 1769) : “ Le Rêve d’Alembert ”
Avez-vous quelquefois vu un essaim d’abeilles s’échapper de leur ruche ?… Le monde, ou la masse générale de la matière, est la grande ruche… Les avez-vous vues s’en aller former à l’extrémité de la branche d’un arbre une longue grappe de petits animaux ailés, tous accrochés les uns aux autres par les pattes ?… Cette grappe est un être, un individu, un animal quel- conque… Mais ces grappes devraient se ressembler toutes… Oui, s’il n’admettait qu’une seule matière homogène… Les avez-vous vues ? – Oui, je les ai vues. – Vous les avez vues ? – Oui, mon ami, je vous dis que oui.
– Si l’une de ces abeilles s’avise de pincer d’une façon quelconque l’abeille à laquelle elle s’est accrochée, que croyez-vous qu’il arrive ? Dites donc.
– Je n’en sais rien. – Dites toujours…
Vous l’ignorez donc, mais le Philosophe ne l’ignore pas, lui…
Il vous dira que celle-ci pincera la suivante ; qu’il s’excitera dans toute la grappe autant de sensations qu’il y a de petits animaux ; que le tout s’agitera, se remuera, changera de situation et de forme ; qu’il s’élèvera du bruit, de petits cris, et que celui qui n’aurait jamais vu une pareille grappe s’arranger serait tenté de la prendre pour un animal à cinq ou six cent têtes et à mille ou douze cent ailes…
[1]Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université Rennes II, en débat sur le thème des réseaux à la Sorbonne dans le cadre de l’émission d’Adèle Van Reeth, les chemins de la philosophie.
[2]Pierre MICHON, ISBN : 2070401189
Éditeur : GALLIMARD (26/11/1996)
Yves HALIFA
22 février 2019
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