L’urgence d’un véritable dialogue social se heurte à un corps social complexe mû par la peur et les mauvaises habitudes. Pour l’instant le lait bout lentement mais qui le surveille?
Lorsque vous faites chauffer du lait, il a toujours tendance à déborder et à passer par-dessus la casserole, d’où l’intérêt de ne pas le quitter des yeux.
Qu’en est-il aujourd’hui, en cette fin d’année 2021, des tensions sociales?
Qui peut négocier et avec qui et à propos de quels objets conflictuels?
Les forces politiques, en mouvement et en tension à la veille de l’année électorale, souhaitent toutes des réformes; mais qui dit réformer, dit bousculer, remettre en cause des rentes de situation anciennes…
On nous dit que nous allons vivre une période de transition pour faire en sorte que le vieux monde qui se meurt puisse faire apparaître le nouveau, sans faire surgir les monstres qui sommeillent dans ce clair-obscur, pour paraphraser Antonio Gramsci (Lettres de prison).
Réformer sans négocier, avancer sans accompagner, créé des gagnants et des perdants, des heureux et des malheureux; ainsi, écrivait encore Gramsci du fond de la prison dans laquelle Mussolini l’avait confiné jusqu’à sa mort:
“Il faut avoir une parfaite conscience de ses propres limites, surtout si on veut les élargir.” “Le malheur a habituellement deux effets : souvent il éteint toute affection envers les malheureux, et non moins souvent, il éteint chez les malheureux toute affection envers les autres.”
Donc, négocier la transition mais avec qui?
Comme l’écrit le politologue Jérôme Fourquet dans l’entretien confié aux Échos (3 et 4 décembre 2021), quand il se produit une archipélisation des mouvements sociaux et que les revendications des foules n’ont pas trouvé un mandataire efficace, survient alors l’injonction: “Allez me chercher le patron!”.
Mais attendre le patron ou la patronne jusqu’en avril de l’année prochaine, c’est long; et pendant ce temps le lait qui bout sur le feu risque de déborder.
Quels mandataires naturels les molécules de lait pourraient-elles trouver?
Les gouttelettes de graisse en suspension dans l’eau ont naturellement tendance à se regrouper pour former des molécules de plus en plus grosses qui remontent à la surface du lait pour former une crème. Les caséines, qui constituent l’essentiel des protéines du lait, ont la propriété de coaguler dès que la température atteint 70 à 80 °C. Elles forment la fameuse « peau » à la surface du lait. Au fur et à mesure, les molécules de matière grasse s’entassent sous la peau pour l’épaissir. Quand le lait commence à bouillir, à 100 °C, les bulles de vapeur d’eau remontent à la surface, mais au lieu de s’échapper comme quand on chauffe de l’eau, elles restent bloquées par la pellicule de peau. Celle-ci finit par monter jusqu’à ce que le liquide déborde.
La première solution, la plus simple, nous conseille les magazines de cuisine, est d’ôter immédiatement la casserole du feu dès que le lait commence à monter. Mais on ne peut pas changer de peuple comme on enlève une casserole: Puisque le peuple vote contre le Gouvernement, il faut dissoudre le peuple, conseillait malicieusement le dramaturge Bertolt Brecht.
Il existe une autre solution, qui consiste à enlever la peau au fur et à mesure que le lait déborde. Mais cela nécessite une surveillance de tous les instants avec des négociations au plus près du terrain avec des experts en la matière que ne sont pas les managers de proximité.
Laisser la casserole sans surveillance, est une option peu coûteuse. Elle n’est évidemment pas sans risque. En revanche si vous laissez une cuillère (de préférence bois pour éviter de se brûler) posée au-dessus de la casserole, ainsi la peau sera bloquée et les bulles pourront s’échapper librement par les bords.
Quelle est la cuillère la plus adéquate aujourd’hui?
Des représentants syndicaux? des managers de proximité? un véritable baromètre social?
Qu’en est-il des représentants syndicaux?
Les dernières élections professionnelles ont consacré la victoire de la CFDT avec néanmoins un goût amer. Car elle s’est accompagnée d’une chute globale de la participation (déjà très réduite dans les TPE), qui a ainsi illustré la faiblesse chronique des syndicats. Le premier syndicat de France a perdu ainsi près de 40.000 voix (et la CGT 150.000). Or, son objectif n’était plus tant de devancer la CGT que d’attirer de nouveaux électeurs et adhérents, et de s’implanter dans les déserts syndicaux.
La dernière enquête du CEVIPOF sur le dialogue social (2020) fait ressortir cinq grandes tendances sur la confiance que les salariés investissent chez leurs représentants:
– question: en qui avez-vous le plus confiance?
– réponse: d’abord, et très largement, à mes collègues immédiats; les syndicats n’apparaissent qu’en huitième position…
– question: à quel niveau la négociation doit-elle se dérouler?
– réponse: dans l”entreprise (52%); dans les branches (27%); par la loi (19%).
– question: quel est le moyen d’action qui aurait le plus d’influence?
– réponse: s’adresser à la hiérarchie (44%); faire grève (28%)…
– question: quels devraient être les objets de négociation prioritaires?
– réponse: les salaires et le pouvoir d’achat (56%) et l’organisation du travail (53%)…
– question: comment voyez-vous votre implication lors des négociations?
– réponse: 90% souhaitent donner leur avis, avant et pendant les négociations.
Les représentants syndicaux ont significativement regagné la confiance des salariés en 2020 (+ 10% par rapport à 2019), parce qu’ils les ont crédité d’une certaine responsabilité pour faire tourner les entreprises lors des confinements et déconfinements. Ils les ont crédité également d’avoir su négocier des accords de performance, de rupture conventionnelle collective ou d’activité partielle de longue durée pour éviter aux entreprises de couler.
Si on interroge maintenant les leaders syndicaux la note est plus contrastée et même carrément pessimiste:
Pour la CGT:
Il faut une profonde accélération de notre regard sur ces travailleurs et travailleuses si nous voulons continuer d’exister; notre périmètre se rétrécit de plus en plus. Si on ne fait rien, je suis inquiet pour mon organisation. Elle évoque des adhésions aléatoires, avec des gens qui adhérent – 30.000 à 35.000 par an – et qui ne restent pas.
Pour SUD: « Si nous avons perdu la liberté et l’égalité, il nous reste la fraternité pour gagner ». La reconquête de la dignité, élément fondateur dans notre mouvement est prioritaire, dignité dans le travail, dignité au quotidien, dignité dans la reconnaissance d’individus et en tant que classe sociale.
Dans nos entreprises, nous essayons, dans la mesure du possible, de porter trois revendications:
– l’une atteignable rapidement pour mobiliser et donner la confiance collective;
– une autre qui peut être gagnée en cas de rapport de force conséquent et doit être notre fil rouge;
– et la dernière, d’agitation et qui sert d’horizon pour donner un cadre syndical révolutionnaire.
Faire vivre un dialogue social c’est accepter la négociation dans l’entreprise pour que le lait ne déborde et que “café bouillu ne devienne café foutu!“
Mais, les résistances à la négociation sociale sont légions.
- La peur du conflit et son évitement qui conduisent à des compromis dans le cadre d’accords de branches mal compris par les salariés…
- La judiciarisation des conflits qui fait des gagnants et des perdants et renforce l’idée que seuls les rapports de forces sont efficaces…
- L’habitude de vouloir montrer ce qui rassemble plutôt que d’assumer les divergences…
- L’habitude de réfléchir seul, qui heurte le désir de participation aux décisions et qui entre en conflit avec la volonté de ne plus être considéré comme une force de travail, comme une ressource humaine, mais comme une force de proposition…
- La prudence qui confine à la méfiance…
- La construction de sa propre réalité objective qui oublie le diagnostic partagé…
- La confusion entre acceptabilité et rationalité qui fait fi des perceptions subjectives, les biais cognitifs des croyances et des émotions…
Autant de freins qui polluent les éventuelles volontés négociatrices.
En conclusion, les prochains mois risquent d’être difficiles socialement car les analyses ne sont pas au diapason des ressentis.
Quand un spécialiste reconnu des relations sociales, comme Raymond Soubie confie au quotidien Les Échos (3 et 4 décembre 2021) “qu’il y a certes beaucoup de contacts, de discussions, mais pas de négociations, ni d’accords majeurs” avec les partenaires sociaux, on ne peut que s’inquiéter de comprendre que la casserole est laissée sans surveillance.
Yves HALIFA – 4 décembre 2021
https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/Enquête%20Ipsos_Cevipof_DialogueSocial_2021.pdf
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