Taisez-vous !
2015 fut une année au cours de laquelle on a voulu empêcher les dessinateurs de dessiner, les humoristes de rire, les bons vivants de vivre, par les armes et la terreur.
2016 débute mal avec “Taisez-vous ! Monsieur Finkielkraut” !
Et pourtant espérons que 2016 soit l’année de la conversation.
Faire conversation avec celui qui ne m’aime pas et dont je me méfie est probablement la seule solution pour vivre ensemble.
Que s’est-il donc passé sur le plateau de « Des paroles et des Actes » sur France 2 jeudi 21 janvier ?
Le débat contradictoire entre deux intellectuels, Alain Finkielkraut, accablé par la déliquescence de la culture républicaine française et, Daniel Cohn-Bendit qui place son espoir dans la défense de l’Europe comme solution à la haine devait être illustré par le témoignage d’une jeune femme, Wiam Berhouma, revendiquant sa confession musulmane qui voulait poser une question à Alain Finkielkraut.
Extraits :
- David Pujadas : que souhaitez-vous lui dire, lui demander ?
- Wiam Berhouma : (après un long exposé sur ce dont souffrent les musulmans en France), la parole raciste s’est libérée et les pseudo-intellectuels en sont responsables…
- Alain Finkielkraut : c’est moi, le pseudo-intellectuel ?
- David Pujadas : avez-vous entendu une parole raciste ce soir ? quelle est votre question ?
- Wiam Berhouma : je souhaiterai contextualiser mon propos, je continue…
- David Pujadas : c’est un dialogue…
- Alain Finkielkraut : je voudrai pouvoir vous répondre…
- Wiam Berhouma : vous avez obscurci nos esprits…
- Alain Finkielkraut : ce n’est pas possible, j’aimerai répondre quand même…
- Wiam Berhouma : je n’ai pas terminé…
- David Pujadas : il faudrait pouvoir dialoguer…
- Wiam Berhouma : je termine, vous êtes semeur de haine et de discorde…
- Alain Finkielkraut : je suis un salaud ? c’est ça ?
- Wiam Berhouma : je ne l’ai pas dit… voici ma question : êtes-vous conscient de faire mal à la France ?
- Alain Finkielkraut : je suis accablé… cette façon d’insulter quelqu’un c’est désespérant…
- Wiam Berhouma : je ne vais pas perdre mon temps à vous répondre, TAISEZ-VOUS, Monsieur Finkielkraut !
Brève histoire du taisez-vous!
Nous sommes en 1978 en pleine campagne pour les Législatives. Sur le plateau de « Cartes sur table », sur Antenne 2, Georges Marchais, secrétaire du Parti communiste, s’agace face aux questions de Jean-Pierre Elkabbach. Et il lui lance alors le fameux: «Taisez vous, Elkabbach!» resté dans la légende.
Et bien c’est effectivement une légende : Georges Marchais n’a jamais interpellé Jean-Pierre Elkabbach de la sorte. La légende s’est construite à partir d’un sketch popularisé par un humoriste de l’époque, Thierry Le Luron.
Qu’avait donc dit Georges Marchais ?
– «Ecoutez Elkabbach! C’est une soirée suffisamment sérieuse. Si vous pensez que ma présence n’est pas souhaitable, puisque la droite, elle a gagné, moi je laisse la place à la droite et je vais ailleurs! Si on me demande d’ailleurs, je peux y aller. Parce que c’est extrêmement désagréable de discuter avec vous! Les syndicats ont raison de dire que sur Antenne 2 l’information a du mal à s’exprimer!»…
http://archives-lepost.huffingtonpost.fr/article/2009/02/03/1410645_le-fameux-taisez-vous-elkabach.html
Il est néanmoins vrai que Alain Finkielkraut, le 18 octobre 2013, face à Abdel Raouf Dafri et Pascal Blanchard chez Frédéric Taddeï, ne supportant plus d’être interrompu et après été traité de partisan de Maurice Barrès[1] hurle : Taisez-vous !
Qu’est ce qu’une interruption dans une conversation ?
D’abord une violence exercée contre l’autre.
Elle est le plus souvent masculine dans ce cas. Les hommes interrompent plus que les femmes, en relation avec leur position dominante dans la communication, nous éclaire une étude de Zimmerman et West (1975) qui a envisagé le phénomène des interruptions dans le cadre des gender studies,
- Ensuite, des interruptions à visée polémique, qui ont pour but de mettre en relief les oppositions idéologiques.
- Dans l’échelle de la violence des interruptions de conversations les stratagèmes conjugaux sont légions : – on dirait ta mère ! – pourquoi tu t’énerves ? – Tu as une tache sur ta veste. – Essuie-toi la bouche. – Ne parle pas de ça devant les enfants.
- Les interruptions déstabilisatrices étayées par des références non connues de l’autre partie, des témoignages de personnes absentes instrumentalisées, des mensonges délibérés assénés avec aplomb, des accusations aux insultes, on arrive vite à l’invective et à la spirale d’escalade qui peut conduite à la rupture.
C’est faux ! Vous mentez ! Vous êtes un salaud ! Vous avez dit un jour que… - On peut noter, plus rarement les interruptions à fonction de gestion de l’interaction de la conversation.
- Ensuite, dans très peu de cas, les interruptions coopératives qui permettent de fluidifier le débat et de prolonger les idées émises par l’autre pour montrer sa compréhension, son empathie sans perdre pour autant le cap de sa différence ou de sa divergence de point de vue. Ici il s’agit de la seule interruption productrice et créatrice de passerelles de compréhension mutuelle.
Quelles solutions pour que 2016 devienne l’année de la conversation pour mieux vivre ensemble ?
“La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute”
nous dit Montaigne.
Sans oublier que le conflit existe nous rappelle Héraclite d’Héphèse : “Le monde est une harmonie de tensions”
« Excusez-moi de vous interrompre », « Laissez-moi parler », « Il lui a coupé la parole sans arrêt »… « Vous ne me respectez pas, laissez-moi terminer »… comment en sortir ?
D’abord une interruption, c’est quelque chose dont on se plaint quand on la subit, ensuite c’est effectivement une relation de pouvoir et de domination qu’elle révèle.
Soyons donc réaliste et acceptons d’être interrompu sans en accuser l’autre car comme concluait Alain Finkielkraut avec Montaigne :
“Si tu diffères de moi, frère, loin de me léser, tu m’enrichis”.
Un dernier mot
“Je ne partage pas tes opinions, mais je suis prêt à donner ma vie pour te permettre de les exprimer et de les vivre librement”
Voltaire
Yves Halifa
25 janvier 2016
[1] Ecrivain nationaliste et antidreyfusard, maître à penser d’une génération d’extême droite, académicien.
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