Écrire ou se parler ?
Il est de plus en plus courant d’économiser le temps de la relation en négociant par écrit, donc par courrier et le plus souvent par mail.
Les avantages sont indéniables : on réfléchit à ce que l’on veut figer ou ouvrir ; on prend le temps de structurer son message ; on pèse le poids des mots et celui des conséquences ; on prend de la distance et on peut ainsi mieux gérer ses réactions au moment de la réponse.
Il est aussi intéressant de pouvoir stocker les réponses de ses interlocuteurs pour s’en servir comme armes futures ou simplement, comme critères objectifs pour sortir de la mauvaise foi.
Les inconvénients sont également légions : on ne sent rien ; on n’entend rien ; on ne voit rien…
D’abord, on en perd le contrôle : L’absence de synchronisation avec votre interlocuteur, vous fait perdre tout pouvoir sur lui : comment sera lu et interprété votre mail ? votre mail tombera-t-il au bon moment ? Sera-t-il lu dans le détail ou en travers ? comment sera-t-il utilisé vis-à-vis de tiers ?
Ensuite, sur le fond : Il devient de ce fait très difficile d’ouvrir une véritable négociation ; en effet, négocier consiste à mettre en œuvre une discussion interactive au cours de laquelle surgissent de nouvelles idées, où se réduisent des divergences en différences d’appréciation non conflictuelles.
En effet, ceux qui répugnent à négocier distancient volontairement la relation aux autres pour ne pas évoluer dans leurs décisions ou pour l’instrumentaliser vis-à-vis de leurs mandants ou en faire une arme juridique.
Je ne négocie pas, je prépare le conflit. Ou encore, je me donne le moyen d’arrêter toute évolution de mes positions.
Dans les négociations sociales, quand on veut limiter la place de la négociation on écrit.
Durant le dernier conflit social sur la réforme du système de retraites (encore en cours…) on a vu le Premier ministre réunir les partenaires sociaux, début janvier, en séance multilatérale, avec pour objectif de répondre à l’injonction présidentielle de sortir rapidement du conflit déclarer qu’il communiquerait sa conclusion définitive…par courrier.
Parallèlement face aux 164 barreaux représentants les avocats qui ont appelé à la mobilisation contre le projet de réforme et qui déclaraient : « Nous n’avons eu aucune nouvelle proposition du gouvernement, mais nous avons senti une vraie préoccupation par rapport à la gravité de la crise », le gouvernement a décidé de répondre aux demandes des avocats par courrier sous 72 heures !
Côté syndical, il est intéressant d’aller observer les conseils que SUD donne à ses adhérents pour gérer les instances représentatives du personnel :
Voici par exemple ce que conseille le syndicat SUD pour préparer les réunions de délégués du personnel :
Numéroter les questions n°2004- 56, 57, 58 etc. pour avoir les réponses numérotées…
Conseil qui aura pour conséquence de se repérer mais de ne pas introduire de débats constructifs…
Toujours poser les questions par étapes chronologiques et poser des questions fermées et non ouvertes pour qu’il y soit répondu de manière claire et précise et sans possibilité d’interprétation, pour pouvoir s’appuyer sur les réponses pour aller aux prud’hommes ensuite éventuellement.
Conseil très clair quant à son objectif : tout ce que vous pourrez dire sera retenu contre vous .
Quelques exemples y sont préconisés :
Ne pas écrire « la situation des primes de Mme Pascontantedutout », mais :
n°2004- 56 Sur quels textes vous appuyez-vous pour lui refuser des primes (quel article du code du travail, quel article de la convention collective, de l’accord d’entreprise, de son contrat de travail, quelle note de service, quel usage ?)
Ne pas écrire « est ce que c’est normal que M. Excédé ne soit pas de congé », mais
- n°2004- 62 Pourquoi refusez-vous le congé de M. Excédé ?
- n°2004- 63 Sur quels textes vous appuyez-vous pour lui refuser des congés (quel article du code du travail, quel article de la convention collective, de l’accord d’entreprise, le contrat de travail, notes de service, quel usage ?)
- n°2004- 64 Comptez-vous revenir sur votre décision ?
- n°2004- 65 A quelle date lui accorderez-vous ses congés ?
- n°2004- 66 Nous estimons que vous lui refusez
car il milite syndicalement (discrimination syndicale),
car il ne (se) laisse pas faire et qu’il vous tient tête
Quel est votre point de vue sur ces deux points ?
Conseil donné bien sûr pour que l’employeur ne puisse fuir devant des réponses précises, mais surtout pour débuter le processus juridique.
On peut aller plus loin avec un questionnement sous contrainte :
Nous souhaitons recevoir tel document sur…
a) Voulez-vous nous le donner ?
b) Pour quelles raisons ne voulez-vous pas nous le donner ?
bbis) sur quel texte vous appuyez-vous pour refuser de nous donner l’information ?
N°110) M.X vous a écrit sur ces congés
a) Quand comptez-vous répondre à X qui vous a écrit le ?
b) Pourquoi refusez-vous de lui répondre ?
c) pas envie de répondre ?
d) envie de faire traîner ?
e) pas de réponse des services ?
f) peur de l’effet boule de neige ?
h) peur de favoriser quelqu’un ? Qui ?
Conseil ici donné pour bien enfermer l’employeur dans une catégorie juridique très pénalisante :
N°122) Considérez-vous comme danger grave et imminent le fait qu’il n’y ait pas d’extincteur ?
N°85) Quand comptez-vous résoudre le problème de l’ascenseur… ?
a) en mai ?
b) en juin ?
c) en juillet ?
Dans les négociations commerciales le débat entre l’oral et l’écrit prend parfois un tour plus violent :
Un acheteur déclare que le binôme produits/fournisseur présenté est interchangeable et que le fournisseur doit se plier aux injonctions du distributeur.
Plusieurs réunions verbales permettent d’avancer vers la reconnaissance de la spécificité du fournisseur malgré les tactiques déloyales utilisées par l’acheteur.
Il y a même une ébauche de solution avec une proposition d’élaboration d’une formule de calcul des tarifs.
Et la conclusion ne tarde plus : l’acheteur reconnait que les produits de ce fournisseur sont supérieurs et appréciés de ses clients.
Le fournisseur, pensant acter une étape importante de la négociation annuelle des tarifs envoie un mail de synthèse.
L’acheteur qualifie alors l’écrit de fantasque. En fait il est déstabilisé car il a, face à lui, une trace écrite qui ne lui permettra plus de tenter d’améliorer l’accord en sa faveur.
De plus, vient se superposer à la relation, un texte de loi, Egalim (loi Agriculture et Alimentation) qui oblige l’acheteur à justifier son refus quand des critères objectifs sont établis.
En conclusion, l’échange de textes écrits ne peut se substituer aux négociations qui demeurent des espaces relationnels de forte intensité créative.
Ils demeurent, en revanche, des outils de référence et des synthèses partielles permettant de baliser le parcours des négociations.
Un accord de méthode préalable doit permettre de ne pas transformer les écrits comme des armes mais comme des références objectives au service de négociations créatives.
Nous en sommes très loin dans un univers français dominé par les rapports de forces, la loi et les règlements.
Yves Halifa
27 janvier 2020
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