Les barbares sont parmi nous et sont passés à l’attaque, nous alerte Bernard Stiegler, dans son nouveau livre, Dans la Disruption[1].
L’innovation disruptive c’est l’innovation de rupture, celle qui bouscule les positions établies, court-circuite les règles du jeu, impose un changement de paradigme.
Amazon, Google, Facebook, Apple, Uber et tant d’autres innovent très vite et déstabilisent les rentes, les situations existantes, les certitudes sans se préoccuper des États, des savoir-vivre, de la régulation des rapports sociaux.
La démocratie se dissout dans la vitesse et dans l’incompréhensible.
Vite ! plus vite ! sinon tu seras dépassé, mon fils.
Dans l’entreprise de ce début du XXIème siècle, les désirs, les attentes, les volontés, tout ce qui forme pour un individu l’horizon de son avenir, constitué par ses possibilités, est pris de vitesse.
Vitesse de la technologie, vitesse de sa propagation, vitesse des résultats attendus, et plus encore:
Entre le moment où l’on demande quelque chose à une personne et le moment où elle le produit, s’écoule un laps de temps si bref que le cahier des charges a déjà été modifié.
- Je voudrai que vous me réalisiez telle tâche, demande le manager.
- Pour quand ? répond le managé.
- Pour hier ! assène le manager.
La disruption, cette accélération de l’innovation est une nouvelle forme de barbarie en ce qu’elle s’oppose à la civilisation.
La réticulation par les algorithmes vient liquider l’État de droit mais pas seulement ;
L’automatisation, conséquence de la révolution numérique provoque des effets secondaires dont il faut vite se préoccuper :
- Destruction de la responsabilité
- Risque de ne plus savoir prendre de décision
- Destruction des emplois
- Destruction de la langue
- Perte de savoirs
- Colonisation de l’économie
- Désespérance dans l’avenir
Toujours trop tard !
Il se produit, nous disent les philosophes des neurosciences, une disruption.
La disruption est ce qui va plus vite que toute volonté, individuelle aussi bien que collective, des consommateurs aux dirigeants, politiques aussi bien qu’économiques.
Dans la disruption, la volonté, d’où qu’elle vienne, est par avance obsolète.
Non seulement il faut être attentif aux procédures, veiller aux contraintes réglementaires de la qualité du produit ou de la prestation, mais aussi innover en ayant l’oeil rivé sur ce que font les compétiteurs.
La tension nerveuse est telle qu’il devient insupportable de la gérer seul, alors on la partage, mais mal; on la transfère sur ceux envers qui on a une petite once de pouvoir, ses collaborateurs.
On voudrait qu’ils continuent d’avancer mais on ne sait pas comment leur expliquer gérer la contradiction qu’il y a à créer, innover, tout en respectant règles et références. On ne parvient même pas à se l’appliquer à soi-même alors comment l’expliquer aux autres?
On devient fou dans un monde de fous en contaminant ses collaborateurs.
Tous fous ?
Et pourtant l’histoire de l’automatisation a produit la libération de l’espèce humaine en externalisant des fonctions qui en s’automatisant permettaient de libérer la créativité grâce à la productivité engendrée.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui. surtout nous dit Bernard Stiegler dans cette lumineuse conférence à l’INRIA https://www.youtube.com/watch?v=999kzydPHGg, qu’il n’y a plus de redistribution des gains de productivité dus à l’automatisation. Le modèle keynésien est mort.
Quoi de nouveau ? L’intégration de tous les automatismes.
On externalise plus que des fonctions.
On externalise de plus en plus vite sans laisser le temps de la réflexion s’engager.
Et surtout, c’est toute la faculté de synthétiser, de créer des visions dans lesquelles se projeter pour créer un avenir choisi qui disparaît dans l’externalisation de l’intelligence.
La déstabilisation est devenue permanente.
Bernard Stiegler, cite, entre autres exemples, celui de Alan Grinspan, président de la Réserve fédérale des Etats-Unis entre 1987 et 2006, qui témoignant devant la chambre des représentants au lendemain de la crise des subprimes répondait à la question :
– Comment avez-vous pu laisser s’installer un tel bordel ?
– C’était une folie que de se soumettre à ces processus d’automatisation du trading à hautes fréquences.
Reprendre le contrôle ?
Et Bernard Stiegler de poursuivre :
– Il faut ré-élaborer des modèles théoriques qui aient le pouvoir de désautomatiser.
L’homme possède 2 catégories de compétences, analytiques et synthétiques. La raison est une compétence synthétique qui mène à l’interprétation qui elle-même est créative et inventive. Et cette compétence disparaît.
Au XVIIIe siècle, le Canard de Vaucanson symbolisait le progrès de l’automatisation : Ce canard artificiel de cuivre doré buvait, mangeait, cancanait, barbotait et digérait comme un vrai canard. Il a inspiré Jacquard qui a créé ses célèbres métiers à tisser qui ont tant fait peur à la classe ouvrière.
Stiegler nous alerte en nous disant que la situation n’est plus la même. Que la destruction de penser en tant qu’être humain est en cause, et qu’on peut reprendre le contrôle.
Comment ?
En désautomatisant les automatismes.
En prenant en compte les effets secondaires indésirables sans freiner l’automatisation.
Continuons à automatiser les réflexes nécessaires à la libération de l’espèce en vivant une ère numérique heureuse.
3 exemples :
- Pour apprendre à lire et à écrire sans s’en apercevoir il faut automatiser son cerveau. Un cerveau lecteur est un cerveau recomposé.
- Le pianiste Glen Gould a tellement automatisé ses réflexes que son corps fait corps avec son piano. Il ne réfléchit plus. Il a désautomatisé son jeu, il lui a insufflé du génie.
- Le pilote de circuit roule à 380 km/h. Pour survivre il a automatisé son fonctionnement et il l’a désautomatisé pour gagner.
Il faut produire une rupture, une bifurcation vers une nouvelle interprétation.
L’intelligence authentique repose sur la liberté de s’écarter des routines.
Il faut mettre à distance les routines pour imaginer de nouvelles voies.
Dans l’entreprise, la négociation est le mode privilégié de ré-appropriation de la disruption
– Je vous ai tous réunis aujourd’hui car j’ai constaté que de nombreuses procédures en vigueur dans notre entreprise n’étaient pas respectées.
– D’autre part, je vous rappelle à toutes et à tous qu’un référentiel a été établi à partir d’un benchmark de nos concurrents européens et que si nous devons nous y soumettre ; au minimum pour conserver notre avance technologique et au maximum, nous dépasser pour être les meilleurs.
– N’oubliez pas que vos bonus de performance sont réévalués régulièrement à partir d’un benchmark réactualisé en permanence grâce un savant algorithme qui tient compte à la fois des performances de nos compétiteurs et des nouvelles attentes des clients potentiels.
- Des questions ?
- Oui, s’il te plaît, cela veut-il dire que nous ne maîtrisons plus rien ?
- Question idiote et révélatrice que tu n’as pas encore compris qu’il fallait s’adapter en permanence et que notre organisation attend de toi, comme des autres, une agilité sous tension.
- Excuse-moi, la question n’est pas si idiote que ça, les procédures sont anciennes et les standards sans cesse renouvelés ; comment veux-tu que nous ayons des bases stables pour être innovant ?
Conclusion :
Faites confiance à l’intelligence collective tout en continuant à vous libérer des tâches automatisables en ne déstabilisant pas votre environnement socio-économique.
la disruption est inéluctable, le chantier de son appropriation est immense. Il commence peut-être dans l’entreprise en négociant les décisions.
Promouvons le manager négociateur en ne restant prisonnier des routines, des procédures et en mutualisant les savoirs.
[1] Bernard Stiegler directeur de l’Institut de Recherche et d’Innovation du Centre Georges Pompidou, fondateur de ARS INDUSTRIALIS :
Laisser un commentaire