Il est urgent d’attendre
Que faire quand des tensions contradictoires sont à l’œuvre et que les divergences de points de vue quant à la meilleure décision à prendre paralysent le décideur ?
Que ce soit par rapport à la gestion de l’épidémie, de l’urgence climatique, des choix de politique migratoire, d’intégration européenne, de sécurité du quotidien et de politique agricole et de santé publique, l’institution gouvernementale hésite et temporise, manipule et contourne…
Dans le désordre, confinement, revenu universel, 5G, glyphosate, pesticides, rénovation de l’habitat, immigration, élections à la proportionnelle… tout fait débat.
Décider en temps de pandémie c’est d’abord réfléchir.
D’abord la Bible :
« Il est bon d’attendre en silence le secours de l’Éternel. » Ce silence a duré quatre siècles, entre le dernier prophète de l’Ancien Testament : Malachie, et l’annonce de « celui qui vient ». Entre la promesse que Dieu va venir, et la réalisation de la promesse, jusqu’au jour dans le désert où Jean Baptiste rompt le silence : la Parole arrive.
« Il y a un temps pour se taire et un temps pour parler » . Cette phrase peut être entendue à divers degrés de profondeur. Au fil des jours, le silence peut signifier l’indécision, l’approbation , la confusion , la peur : l’homme marque sa liberté en retenant sa parole pour éviter la faute surtout au milieu des bavardages ou de jugements inconsidérés…
Puis lire ou relire Max Weber :
Pour Max Weber existent trois forces qui expliquent les actions humaines :
- La raison (qui permet le calcul des moyens et des fins relatives), elle permet de traiter l’avenir (elle est une capacité d’anticipation)
- la sensibilité, elle, peut produire des moments de révolution (elle traite l’instantanéité, le changement brusque)
- la soumission à l’autorité de la tradition ; le passé (toutes deux se conjoignent pour traiter la durée et le changement graduel).
Attendre et laisser faire ?
Laisser les choses se décanter ?
Manipuler les informations ?
Aller à l’affrontement avec des décisions unilatérales ?
Négocier ?
Aujourd’hui, chaque pays, avec ses spécificités organisationnelles et culturelles cherche la meilleure voie sans remettre (trop…) en cause les principes démocratiques.
Il y a les adeptes des moines trappistes :
Les trappistes se réfèrent au psaume 62, versets 2 et 3, C’est à Dieu seul que, dans le calme, je me remets: mon salut vient de lui. Lui seul est mon rocher, et mon Sauveur; il est ma forteresse: je ne serai pas ébranlé. »
Il y a les adeptes de la philosophie persane :
La route d’Ispahan, c’est bien celle-ci ?
Oui, c’est bien celle-ci ; mais si vous prenez l’autre, c’est mieux.
Dire Oui même quand c’est Non. Ou bien dire Non même quand c’est Oui.
Il y a les adeptes de la mauvaise foi :
Un enfant vient de faire croire que son père est à l’étage.
On entend alors la voix du père dans la pièce voisine !
Réaction du menteur novice : « Mon autre papa est en haut ! »
Il y a les adeptes de Sun Tzu :
Lorsque vous possédez la supériorité à 10 contre 1, encerclez-le !
À 5 contre 1, attaquez-le !
À 2 contre 1, divisez-le !
À 1 contre 1, engagez le combat !
S’il est trop fort et vous trop faible ? retirez-vous momentanément…
…et il y a Michel Rocard
Michel Rocard, l’un des meilleurs négociateurs politiques de la fin du XXème siècle nous donne quelques conseils[1].
En face de tout individu institutionnel qui doit ouvrir une négociation les interlocuteurs sont multiples, divisés, ils se méfient les uns des autres, ils se connaissent mal et ils sont concurrents.
- Il faut donc en tirer les conséquences :
multiplier les entretiens bilatéraux avec un relevé de conclusions en fin de chaque réunion, cosigné par chaque partie. - Il faut échapper au front commun avec symbolique contestataire érigée en étendard rassembleur.
- Conduire une réflexion détaillée sur l’ampleur des forces hostiles.
- Réfléchir à la méthode à employer.
- Ne jamais annoncer des délais.
- Obtenir de ses partenaires de négociation la discrétion absolue pendant les débats.
Et surtout :
Ne pas chercher à économiser le temps du dialogue ou pire, l’éviter, de crainte d’y passer trop de temps.
Lorsqu’il était Premier ministre et que François Mitterrand était Président, il avait identifié une quasi certaine « sidérurgie postale »…
Le Ministère des Postes et Télécommunications était une administration de 500 000 agents, fonctionnaires qu’il fallait rapidement transformer en sociétés anonymes à capital public pour permettre d’agir sur les marchés. Or le progrès technique avait considérablement accru la productivité au point de rendre inutile un effectif évalué à au moins 250 000 personnes à échéance de dix ans.
Ne touchez pas à cela, Monsieur le Premier ministre !
« Pourquoi touchez-vous à cela ? Vous n’allez pas y arriver. C’est une situation explosive… Ils vont mettre la France en arrêt général.”
“Michel, tu en fais trop, tu prends des risques !”
Michel Rocard:
“Si tout se passe bien nous avons quatre ans de mandat devant nous. Si on ne fait rien aujourd’hui, les licenciements seront inévitables et ce sera la panique. A ce moment-là je raconterai pourquoi nous n’avons rien fait…”
Alors s’enclencha la spirale vertueuse :
Réunion de routine d’une Commission Administrative Paritaire centrale[2]à la fin de laquelle, son président annonce, au moment où tout le monde range ses affaires,
« nous sommes devant une situation difficile, nos progrès de productivité vont nous créer des problèmes et un avenir incertain ; pourquoi ne pas mettre en place un moyen de réfléchir ensemble dans des conditions moins formelles et plus fréquentes que cette CAP ? surtout que nous n’aimerions pas que nous fassions l’objet de décision unilatérale…”
Quatorze mois et huit mille réunions, 800 millions de primes « d’huile dans les rouages» sur un budget de 30 milliards, une grève générale avec 2,5% de grévistes plus tard, et une loi de modernisation scindant la poste et les télécoms.
Aujourd’hui le Pouvoir et la Peur sont face à face ; les passions mauvaises se nourrissent les unes des autres et le désordre risque de s’installer.
Le Pouvoir a donc le devoir de négocier avec la peur.
Comment ?
Montrer les hypothèses, faire mesurer le poids des conséquences , et partager les décisions.
[1]dans l’excellente archive publiée par Michel Thuderoz dans la revue Négociations (https://thdz-negociationcollective.org/2021/01/29/archive-i-chercher-a-economiser-du-temps-sur-le-dialogue-social-et-sur-la-concertation-ou-pire-eviter-une-negociation-toujours-souhaitable-ce-sont-la-des-erreurs-qui-menent-droit-a-l/)
[2](équivalent d’un CSE actuel)
Cet article doit une partie de son contenu à la revue Terrain numéro 57: Mentir; Maison des sciences de l’homme 2011.
Yves HALIFA
26 février 2021
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