Le lion blessé s’enfonce dans la solitude
Un constat
Une fois de plus dans l’histoire, un leader s’est légitimé auprès des siens en convoquant la rue et en lui faisant accepter un rapport de forces fondé sur l’absence d’une solution de rechange acceptable par tous et sur un mensonge tellement énorme qu’il en est indiscuté, 200 000 personnes dans la rue qui me soutiennent !
La tactique de dilution du temps a aussi produit ses effets : donnez-moi quinze jours disait-il…
Enfin, il a réussi par sa détermination à imposer l’équation non démontrée, qu’une élection présidentielle est la rencontre d’un homme, d’un projet et d’un peuple.
Une analyse
Les leaders d’opinion sont à la remorque de leurs camps respectifs. La loi de l’émotion s’impose. Le temps du débat a disparu derrière les votes majoritaires. L’instabilité émotionnelle créée par les sondages accélère les trahisons, intensifie l’angoisse et la délibération démocratique se dissout dans le recours à un improbable chef charismatique…
Déni de morale, déni de confiance, manipulation des émotions.
Déni de morale
Commençons par la politique et la morale.
La vertu politique brandit l’argument de droit qu’il faut respecter la présomption d’innocence alors qu’il s’agit d’un hiatus énorme entre ce que le prince fait et dit et ce qu’il demande aux citoyens d’accepter.
Écoutons Victor Hugo :
« Il y a donc un côté moral en démocratie ? Mais oui prince, et c’est là précisément le vrai côté… Le vote consommé il reste toujours la morale, ultime garantie de bon fonctionnement démocratique. Qu’est ce que la conscience morale, la conscience humaine. Voilà ce que c’est, c’est quelqu’un, je le répète, qu’on ne voit pas, et qui est plus fort qu’une armée, plus nombreux que 7,5 millions de voix, plus haut qu’un sénat, plus religieux qu’un archevêque, plus savant en droit, plus prompt à dénoncer n’importe qu’elle justice, et qui tutoie votre majesté. »
Cynthia Fleury, philosophe, note que ceux qui tutoient le prince ne sont hélas que des conseillers, nullement des consciences.
Déni de confiance
Convoquons, pour nous en parler, le probable conseiller de François Fillon, le cardinal Mazarin.
Que disait-il donc ?
Quand tu es accusé,
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dissimule que tu es au courant…
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parle de ton accusateur comme d’un ennemi juré…
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drape-toi dans une dignité sombre et hautaine…
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répands l’idée que ton adversaire est le vrai coupable de ce dont il t’accuse…
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reconnais-toi coupable de quelques fautes mineures, même si ce n’est pas vrai…
Et la manipulation des émotions ?
Trop de peur, trop d’humiliation, pas assez d’espoir, c’est la plus dangereuse de toutes les combinaisons nous alerte Dominique Moïsi, spécialiste de la géopolitique, l’un des fondateurs de l’IFRI. Il choisit, parmi toute la palette des émotions ces trois là parce qu’ils constituent le fondement de la confiance.
La peur, nous rappelle-t-il c’est l’absence de confiance ; on s’inquiète du présent et on redoute le futur.
L’humiliation, c’est la confiance trahie de ceux qui ont perdu l’espoir dans le futur.
Et l’espoir ? c’est la conviction qu’aujourd’hui est meilleur qu’hier et que demain sera meilleur qu’aujourd’hui.
Quand devant le peuple, on dit « je vous dois des excuses, mais vous êtes nombreux, donc vous aussi vous avez été accusé et comme moi vous refusez qu’on vous confisque votre vote majoritaire » on manipule l’émotion de la foule, on joue la rue contre la démocratie délibérative.
Les principes et les passions
Tocqueville écrivait, quand les principes démocratiques se transforment en passions démocratiques se produit un fossé entre les principes et les pratiques qui se traduit par un désenchantement de la politique et une désacralisation.
Observons de plus près ce qui s’est passé en ce début d’année français préélectoral avec la grille de lecture de Tocquevile sur les deux des trois devises de la République, liberté et égalité.
Le principe de liberté qui consiste en l’auto-limitation des pouvoirs et l’auto-responsabilisation de son exercice s’est transformé en passion de la liberté avec la toute puissance du verbe.
Écoutons encore Victor Hugo s’adressant au prince Louis-Napoléon, futur Napoléon III :
« On nous dit : Vous n’y songez pas ! tous ces faits que vous appelez crimes sont désormais des faits accomplis, et par conséquent respectables ; tout cela est accepté, tout cela est adopté, tout cela est légitime, tout cela est couvert, tout cela est absous. »
Le principe d’égalité qui consiste en volontarisme politique pour réduire les inégalités s’est transformé en passion de l’égalité avec surenchère identitaire et droit à la différence.
Regard de l’expert
Au-delà des stratégies de recomposition politique, l’œil de l’expert observe que les citoyens ne sont peut-être pas encore prêts à l’exercice de la démocratie.
L’art d’une élection primaire, tel que nous l’avons vu pour celle de la droite et celle de la gauche, a consisté à clore le débat une fois qu’une majorité relative, en deux tours rapides, a décidé du vainqueur et a sommé les vaincus de se rassembler.
Or le débat n’était pas clos et il reste toujours ouvert.
Le prix Nobel d’économie, Amartya Sen, considère que la démocratie ne se résume pas à l’exercice de la majorité, mais aussi au droit de prendre part activement aux délibérations publiques, ainsi que celui d’accéder à l’information.
https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2005-3-page-24.htm
Pour lui, la compréhension des besoins économiques et sociaux passe par l’exercice effectif de la démocratie, qui garantit la discussion ouverte et le débat, avec la possibilité réelle de la critique et du désaccord. La formation des valeurs et des croyances n’est donc pas une affaire de décision individuelle, mais de délibération collective.
Dans l’esprit de Sen, un tel processus de démocratie délibérative réelle (par opposition à la démocratie formelle enracinée dans le droit de vote) apparaît comme la condition même de décisions aussi informées et raisonnables que possible.
Est-ce que le débat est clos ? est-ce que ceux qui ont décidé lors d’un comité politique de quelques caciques réunis à huis-clos qu’il fallait marcher au pas derrière le sauveur suprême possèdent seuls la vérité ?
Certes, après le débat il y a l’action. Certes le calendrier est serré. Mais de quoi s’agit-il ?
Du débat sur l’organisation du vivre ensemble, une petite affaire qui vaut peut-être le coup de s’y intéresser plus longtemps et à plusieurs.
Concluons avec Victor Hugo,
« La notion du bien et du mal est insoluble dans le suffrage universel. Il n’est pas donné à un scrutin de faire que le faux soit le vrai et que l’injuste soit le juste. On ne met pas la conscience aux voix. »
Yves HALIFA
8 mars 2017
je remercie les auteurs des ouvrages suivants dont je me suis servi:
Cynthia Fleury-La fin du courage-la reconquête d’une vertu démocratique-Fayard-2010
Bréviaire des politiciens-Cardinal Mazarin-Arléa-1996
Dominique Moïsi-La géopolitique de l’émotion-Flammarion-2008
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