Les crétins numériques
Pour pouvoir négocier il faut des acteurs doués de raison et d’autonomie de décision ; on le savait…mais aujourd’hui, comme à certaines périodes de l’histoire, sur tous les continents, la démocratie recule et la crédulité augmente.
Un ouvrage, essai critique ou pamphlet, Z comme zombie, écrit par un Russe, Iegor Gran, vient rappeler que ce ne sont pas seulement les dictatures qui créent les crédules et les crétins, mais que chaque personne a sa part de responsabilité.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la plupart des zombies sont des gens bien.
Il faut bien l’admettre, notre zombie a choisi d’être zombie. Loin d’être une victime, il est le collaborateur actif de sa transformation.
Très souvent, je me retrouve confronté à cette question, lors de mes conférences sur « l’art de la négociation » : que faire face à de la mauvaise foi ?
C’est une mauvaise question. La mauvaise foi n’existe pas, elle n’est que le reflet d’un système de défense plus ou moins conscient, plus ou moins individuel ou collectif.
La bonne question, c’est Iegor Gran qui la pose : pourquoi tant de personnes de sa connaissance, intelligents, cultivés, connaissant l’Occident nient-ils la réalité de la guerre et de ses conséquences en Ukraine ?
L’absence d’informations allant de pair avec une surabondance d’informations fausses, absurdes, voire grotesques et qui se contredisent plusieurs fois par jour provoque-t-elle cette zombification ?
Parce que cette cacophonie reflète le monde intérieur que vivent les Russes, tissé de frustrations divergentes et obscures.
Les faits sont des fragments de la réalité vécus dans le présent immédiat.
La vérité, elle, existe au-delà des faits et elle est infiniment supérieure. L’homme russe sait toujours faire la différence entre les faits et la vérité.
Les faits sont des entités manipulables, fabricables et falsifiables, ils servent toujours les intérêts de quelqu’un, ils profitent à celui qui les annonce. Les faits sont une création des médias comme la pluie est une création des nuages ; ils n’existent pas en dehors des systèmes d’information.
Et devant l’évidence qu’ils se trompent ?
Il faut toujours être avec son peuple. Le peuple a toujours raison, et, quand il a tort, on n’a pas le droit de l’abandonner pour autant.
Ainsi, en complément naturel du Z, voit-on prospérer une profession de foi stupéfiante dans sa brutale simplicité : « Je n’ai pas honte ! »
Le porte-parole officiel du Kremlin, Dimitrin Peskov : » Un russe véritable n’a jamais honte d’être russe. Si quelqu’un éprouve ce sentiment, cela veut dire qu’il n’est pas russe, et dans ce cas on n’a rien à lui dire, il n’est pas avec nous. »
L’auteur cite par exemple ce dialogue entre un de ses amis et un zombie au bistrot à Moscou, après le boulot :
- Le zombie, détendu et amical: Tu fais la gueule ?
- Vadim (le copain de l’auteur) : Comment dire…Les Russes bombardent Kharkiv, Marioupol, Kiev…
- Le zombie, sans se fâcher, : Oui, mais pourquoi les Ukrainiens restent-ils comme des idiots sous les bombes ? Ils devraient se rendre ou s’enfuir. Le plus vite serait le mieux et réduirait le nombre de victimes.
Il est tentant, écrit Iegor Gran, d’expliquer la zombification de la société russe par un lavage massif de cerveaux et effectivement, le média russe le plus vu, la télévision, la zombocaisse, fait des ravages ; mais, le zombie avalant tout et Poutine n’ayant pas l’éloquence et le charisme des dictateurs du XXème siècle, il faut bien aller chercher la cause de cet immense déni de réalité dans un magma historique de complexe de supériorité sans cesse fissuré par l’Histoire réelle ; alors on fabrique une autre histoire depuis longtemps une histoire de peuple élu et incompris qui souffre pour les autres.
Malheureusement, en écho, des penseurs bien de chez nous, sans parler de zombification, nous alertent au sujet de la marée des crétins numériques qui est en train de nous submerger.
Daniel Cohen, dans le quotidien Libération
nous rappelle que le cœur de l’ambition numérique était de réduire au strict minimum l’interaction des humains entre eux. Le numérique réduit les relations interpersonnelles au strict nécessaire, y compris quand il s’agit de se faire la cour. L’abondance promise crée en réalité un appauvrissement relationnel. C’est en ce sens une révolution d’ordre anthropologique.
L’homo numericus est l’héritier de deux révolutions profondément contradictoires : celle des années 60 et celle des années 80. La contre-culture des sixties, habitée par le refus de la verticalité du monde ancien, a directement nourri l’imaginaire des pionniers de la révolution numérique dans les années 70. Ils ont voulu créer un monde sans hiérarchies, horizontal. Mais la révolution culturelle a été terrassée par la révolution conservatrice des années 80. Celle-ci a installé un régime de compétition générale, réduisant la société à un agrégat d’individus isolés. L’homo numericus est le bâtard de ces deux filiations. Il est antisystème et libéral.
Et le crétin numérique surgit!
On pensait que cette révolution numérique allait faire advenir une nouvelle intelligence collective. Elle a accouché de son contraire : un monde de fake news, de complotisme.
Les réseaux sociaux alimentent ce que les psychologues et les économistes appellent le biais de confirmation : ce qu’on cherche sur les réseaux sociaux, ce ne sont pas des informations ni des contradicteurs mais des moyens de confirmer ses a priori, ses préjugés.
L’horizontalité qu’on cherchait dans les années 60 est advenue mais dans le règne de l’entre-soi. Chacun vit socialement avec des groupes qui lui ressemblent et retrouve en ligne des gens qui pensent la même chose. La vie politique qui vise à forger des alliances, aussi bien à droite qu’à gauche, entre des groupes hétérogènes, a volé en éclat pour cette raison.
Le psychologue Daniel Kahneman expliquait que les humains fonctionnent à deux niveaux. Le premier système est impulsif, approximatif, simplificateur : il permet d’aller vite. C’est exactement celui où nous enferment les réseaux sociaux. Le second système est celui de la réflexion, celui qu’on sollicite quand on prend un crayon et qu’on fait des additions. C’est celui que l’Intelligence Artificielle va prendre en charge.
Il ne restera donc plus que des zombies.
Les premiers signes apparaissent aussi dans l’entreprise.
La perte de sens est l’un des premiers motifs de démission des salariés, devant le salaire, rappellent Thomas Coutrot et Coralie Perez, qui publient « Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire » (Seuil).
le salarié doit avoir le sentiment que son travail a une utilité sociale ; il doit pouvoir l’exercer sans contrevenir à ses valeurs morales et professionnelles ; et en apprenant des choses nouvelles.
Lorsqu’on fait ce que l’on estime être « un boulot de merde » sans utilité sociale et qui abîme la nature ou empoisonne les consommateurs, même si les collègues sont sympas, cela ne permet pas d’être heureux au travail. Certaines personnes déclarent que leur travail ne les intéresse pas et que c’est très bien comme ça, car leur vie est ailleurs.
Ne pas se zombifier passe certainement par ne pas devenir un crétin numérique.
Yves HALIFA
20 septembre 2022
Bonjour Yves. merci pour cet article passionnant. Cela fait echo au livre de B Cyrulnik sur « Le laboureur et les mangeurs de vent » dans le quel il explique pourquoi certains se conforment aux discours ambiant, a la pensée du groupe a croire aux mensonges plongeant dans le malheur des sociétés entières…