Diable!
Le diable a encore frappé à Séoul en s’offrant un sacrifice humain de 150 personnes tuées lors de la célébration d’une très ancienne fête celte, Halloween ou Samain…
A l’heure où les diables d’Halloween surgissent d’entre les ténèbres et où des chiffres alarmants nous alertent, en effet en France, 25% des moins de 35 ans croient à la sorcellerie,[1] un livre passionnant, Négocier avec le diable, La médiation dans les conflits armés,[2] écrit par Pierre Hazan, médiateur de nationalité suisse, nous livre une réflexion de portée universelle qui s’applique à nos comportements de la vie quotidienne.
Il commence par citer Antonio Gramsci[3] qui écrivait dans ses carnets de prison publiés en 1948, « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaitre et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »
Inclure ou ne pas inclure « les ennemis du genre humain » dans des négociations de paix est effectivement la problématique permanente qui a obsédé les diplomaties gouvernementales depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
Pierre Hazan nous rappelle que la médiation est une procédure qui consiste pour une partie tierce à assister les parties avec leur consentement pour prévenir, gérer et résoudre un conflit, et, constate, déçu mais réaliste que c’est un art du possible qui n’a pas les moyens, ni l’ambition de s’attaquer aux causes profondes ; mais qu’en construisant des accords, fragiles, ils permettent provisoirement le retour au calme pour les populations concernées.
La doctrine des gouvernements et donc, de l’ONU, a ainsi évolué considérablement avec le temps et les échecs rencontrés.
Dans un monde bipolaire la conduite d’une médiation fondée sur une certaine neutralité face aux belligérants, pouvait engranger des résultats positifs ; pourquoi ? parce que les donneurs d’ordre étaient des médiateurs « forts » qui avaient les moyens de s’imposer et d’imposer une médiation et que les camps opposés y trouvaient leurs intérêts :
Les médiateurs peuvent être source d’informations ; ils jouent le rôle de garants ; ils élaborent un agenda ; ils aident la partie la plus faible à clarifier ses limites et à aborder les parties techniques ; ils formulent des propositions sous forme de non papers ; ils légitiment les acteurs de conflit ; ils leur donne une visibilité internationale… et ils ont aussi, intérêt à les manipuler…
La séparation entre le BIEN et le MAL était latente, entre le BON DIEU et le DIABLE.
Les valeurs et les normes mondiales, autorité morale, impartialité, neutralité, étaient censées être unanimement partagées par tous les États membres de la charte des Nations-unies, et tous les autres étaient des terroristes, diabolisés avec lesquels il fallait mettre en place des mesures de contre-terrorisme sans jamais négocier, ou au pire, établir des contacts avec une longue cuiller, celle qu’il faut pour dîner avec le Diable…
Puis progressivement d’échec en échec, la doctrine a évolué. On a accepté de négocier avec « les diables », les organisations palestiniennes, les talibans, les organisations islamiques radicales…
Il y a vingt ans, le gouvernement américain affirmait avec force « qu’on ne négocie pas avec les talibans, mais qu’on les éradique.»[4]
On est passé du Bien face au Mal, au moins pire par rapport au pire…
C’est le philosophe Paul Ricœur, travaillantsur le concept de « sagesse pratique », qui écrivait qu’il s’agit de choisir non entre le bon et le mauvais, mais entre le mauvais et le pire, de réfléchir dans chaque situation aux conséquences concrètes et d’identifier la moins pire des options.
Pierre Hazan cite ainsi l’exemple du Mali et de l’échec de la présence de l’armée française, sous mandat onusien qu’il a bien fallu dépasser :
Le Mali est un exemple du changement de comportement en matière de médiation.
Les gouvernements concernés sous-traitent à des organisations privées de médiation locales et internationales de discrets processus de dialogue à la base. Plus de cinquante accords locaux sont ainsi obtenus :
- Retour des déplacés
- Accès aux puits
- Gestion des ressources
- Couloirs de transhumance
- Gestion des pâturages
- Restitution du bétail volé
- Prévention des conflits
- Modes de justice
- Systèmes de réparation
- Octroi de pardon…
Il nous conte également sa propre expérience personnelle qui a transformé sa vision de la médiation :
Nous sommes à l’automne 1993 dans la Bosnie-Herzégovine en guerre…
Une équipe d’humanitaires doit décider qui sera libéré d’un camp de détention ; choisir un tiers seulement des deux mille prisonniers, sachant que ceux qui resteraient courraient un risque probable d’être exterminés.
Il fallait avec balance et examen médical choisir les plus faibles.
Le contrôle de la sélection était supervisé par un homme qui « soupesait » le prix des détenus à conserver pour les monnayer plus tard en fonction de qui, serait prêt à payer une rançon pour les libérer.
Que faire, quel dilemme ?
Le choix devenait simple, avec encore Paul Ricœur comme guide : choisir entre le compromis « où chacun reste à sa place » et la compromission, « un mélange vicieux des plans et des principes de référence », où l’on trahit l’objectif de la mission.
En substance, il s’agit de trancher entre l’éthique de conviction face à l’éthique de responsabilité du médiateur…A la recherche du moindre mal.
En écho à ces réflexions, dans un film magistral, à voir en ce moment sur les grands écrans, R.M.N., de Cristian Mungiu, réalisateur roumain, palme d’or à Cannes, nous offre un plan séquence de 17 minutes, dans une salle des fêtes d’une petite ville de Transylvanie dans laquelle toutes les autorités, prêtre, maire, police ont du mal à se situer face à un dilemme éthique.
Une assemblée générale est organisée pour conduire un processus de démocratie directe devant ces « médiateurs » entre une foule déchainée contre la présence de trois travailleurs sri-lankais dans la boulangerie industrielle de la ville à la veille de Noël et les représentantes de la direction de cette entreprise. Plus de vingt personnages y prennent la parole en un flot ininterrompu. Comme un grand déballage, une marmite en pleine ébullition dont les principaux composants sont les rivalités culturelles et économiques :
Ils en veulent à ces gens venus du bout du monde pour « prendre leur travail » mais aussi à l’entreprise qui ne paye pas assez. Ils en veulent aux étrangers, à l’Union européenne, à tout ce qui n’est pas eux. Tout le monde y va de son mot. Ça jure aux quatre coins de la salle communale. Sans la moindre retenue, est craché un concentré de xénophobie et de haine réunies au même endroit.
Choc des mâles phallocrates et frustrés face à des femmes de responsabilité; choc identitaire entre croyances confrontées à des faits observables; choc de communautés d’appartenance; choc d’histoires fantasmées; choc de pauvres et de riches à Mercédès…
Les « médiateurs » donnent également la parole à un représentant d’une ONG française qui est là pour « compter les ours » afin d’en assurer la protection, et, qui très vite attaqué de toute part comme archétype du mépris de l’Occident qui vient « transformer le pays en zoo » après « nous avoir abandonné aux russes », se rassoit, effondré devant des arguments auxquels il est difficile de répondre.
Progressivement la colère collective, non gérée par les « médiateurs » se concentre sur le passé, souvent fantasmé, et chaque partie de cette foule, hongroise, roumaine, allemande, oublie sa détestation des gitans et de l’Europe qui les protège comme les ours, et fait exploser les tensions entre ethnies jusqu’au pugilat général.
La caméra de Mungiu saisit cette angoisse permanente et cette obsession identitaire qui semble dévorer toutes les relations humaines. Les différentes langues se confrontent sans jamais réussir à se comprendre, engendrant la méfiance et la crainte. La peur est ainsi omniprésente dans le film sous toutes ses formes.
Comment donc mener une médiation dans un monde multipolaire, quand les normes humaines ne sont plus partagées, quand le passé fantasmé devient une sécurité existentielle, quand chacun refuse d’écouter l’autre, quand les émotions dominent la raison ?
Pierre Hazan ne donne pas de clés mais nous dit avec modestie qu’il faut essayer de construire des compromis à la base, au plus près des acteurs locaux, mêmes s’ils ne sont pas stables dans le temps ils auront au moins le mérite de sauver des vies.
Interrogeons-donc nos principes et nos valeurs en regard de nos responsabilités et on ne tuera plus au nom d’une religion, d’un drapeau, d’une conviction.
Remplaçons l’éthique de conviction par l’éthique de responsabilité et parlons-nous les uns aux autres à défaut de les aimer.
Yves Halifa
31 octobre 2022
[1] https://www.ifop.com/publication/la-verite-est-ailleurs-voyance-sorcellerie-astrologie/
enquête IFOP, pour la Fondation Jean Jaurès
[2] Éditions textuel (août 2022)
[3] philosophe, écrivain et théoricien politique italien, victime du fascisme mort en prison en 1937.
[4] Donald Rumsfeld, 19 novembre 2001.
A mon sens,le désarroi,l’incompréhension,la peur du futur contribue à la recherche d’un refuge,d’un échappatoire dont nous avons besoin pour nous sécuriser.
Mais c’est peut-être une volonté cosmique de commencer à s’interroger sur ce qu’il y à ailleurs et un premier pas sur la connaissance ou la reconnaissance de ce qui doit être révélé à nos consciences.