Une négociation en 1830
Le maître chanteur
– En ce moment tout peut s’arranger, Donnez une somme de cent mille francs (un franc 1830 = 2,20€) et vous aurez la paix… Ceci ne me regarde en rien. Je suis le chargé d’affaires de ceux qui se livrent à ce chantage, voilà tout.
Lucien de Rubempré
– Monsieur, je ne veux pas savoir qui vous êtes, car les gens qui se chargent de commissions semblables ne se nomment d’aucune manière, pour moi, du moins. Je vous ai laissé parler tranquillement: je suis chez moi. Vous ne me paraissez pas dénué de sens, écoutez bien mon dilemme.
– Ou vous vous appuyez sur des faits entièrement faux, et je ne dois en prendre aucun souci; ou vous avez raison, et alors, en vous donnant cent mille francs, je vous laisse le droit de me demander autant de cent mille francs que votre mandataire pourra trouver à m’envoyer… Enfin, pour terminer d’un coup votre estimable négociation, sachez que moi, Lucien de Rubempré, je ne crains personne. Je ne suis pour rien dans les tripotages dont vous me parlez.
Le maître chanteur
– Avez-vous bien réfléchi? dit froidement Corentin.
Lucien de Rubempré
– Monsieur, je ne vous reconnais ni le droit de vous mêler de mes affaires ni celui de me faire perdre une cigarette, dit Lucien en jetant sa cigarette éteinte.
Le maître chanteur
– Adieu, monsieur, dit Corentin. Nous ne nous reverrons plus… mais il y aura certes un moment de votre vie où vous donnerez la moitié de votre fortune pour avoir eu l’idée de me rappeler sur l’escalier.
Vous venez de vivre une négociation-type des romans de Balzac.
Franchise, brutalité, rapports de force à l’état brut. Dans chacune des phases de chacun de ses romans, nous voyons apparaître des personnages inspirés de ce que Balzac a vu ou vécu personnellement. Ici, Lucien de Rubempré sera le perdant. Il aura été victime des loups-cerviers et des cormorans (voir première partie) mais aussi de lui-même, ne sachant jamais arbitrer entre sa lucidité et ses passions. Il vit dans un monde qui change et veut l’ancien et le nouveau monde en même temps; comme les politiques de l’inter-règne entre Premier empire et République.
Un siècle finit, un monde nouveau commence.
D’un seul coup la Révolution française efface le XVIIIe siècle et lance la course au progrès technique avec ses conséquences positives pour ceux qui l’accompagnent et des conséquences désastreuses pour ceux qui le refusent ou qui ne le comprennent pas.
Les inventions se multiplient, pile électrique, métiers à tisser Jacquard, locomotive sur rails, photographie, moissonneuse mécanique, chaudière, moteur électrique, télégraphe, marteau-pilon…
Mais ce que Balzac prend comme exemple le plus vivant, c’est l’imprimerie et son papier.
Comment un inventeur génial et opiniâtre va se faire voler en même temps son imprimerie obsolète et l’idée expérimentale et réussie du papier végétal beaucoup moins cher que le papier à base textile.
Par qui ? par des loups-cerviers qui vont vite percevoir ses faiblesses capitalistiques et familiales.
Balzac lui-même se lancera dans le métier d’imprimeur-fondeur en laissant beaucoup de dettes dans l’aventure.
Il se laissera également conseillé par des banquiers pour investir malencontreusement, dans les chemins de fer, au mauvais moment.
Il tirera de ses propres expériences de capitaliste malchanceux, des personnages extraordinaires, investisseurs à risque, commerçants exploitants la naïveté ambiante, avoués et avocats sans morale, financiers prêts à tout. [1]
Toujours imaginatif, chevauchant son époque en tête, il laissera à d’autres le profit de son imagination.
Toujours endetté, auteur de « L’Art de payer ses dettes et de satisfaire ses créanciers sans débourser un sou », il ne parviendra jamais à se libérer de ses poursuivants, fisc en tête.
Faire suer les écus
Et pourtant d’autres que lui parviennent à faire de l’argent avec de l’argent.
Ceci, dans le langage de la banque de province, s’appelle faire suer les écus. Les seuls ports de lettres produisent quelque vingt mille francs à la maison Keller qui correspond avec le monde entier, et les comptes de retour payent la loge aux Italiens, la voiture et la toilette de madame la baronne de Nucingen. Le port de lettre est un abus d’autant plus effroyable que les banquiers s’occupent de dix affaires semblables en dix lignes d’une lettre. Chose étrange ! Le fisc a sa part dans cette prime arrachée au malheur, et le Trésor public s’enfle ainsi des infortunes commerciales.
Bernard Madoff avant l’heure
« L’histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau » raconte le Paris de 1818. Après la chute de l’Empire, le départ des troupes d’occupation et la Restauration, la prospérité est revenue. Prospérité dont profite César. Il voit loin, et rêve d’intégrer la haute bourgeoisie. Un ami, lui propose de racheter à prix cassé des terrains à bâtir du côté de la Madeleine, alors en chantier. C’est bien sûr le début de la chute : l’argent avancé disparaît, les banques lui tournent le dos, poussant César à la faillite.
Il est contraint d’entrer dans une spirale mensongère.[2]
De Gauche et de droite
Balzac est le contemporain de la monarchie de Juillet ; un roi absolutiste et revanchard a été chassé par la Révolution de de 1830 et un roi dit « bourgeois », Louis-Philippe, proclamé roi des Français, et non plus roi de France se met au service de la bourgeoisie capitaliste pour réformer contre la rente terrienne qui favorise trop la vieille aristocratie.
« Nous cherchons à nous tenir dans le juste milieu, également éloigné des excès du pouvoir populaire et des abus du pouvoir royal », déclare Louis-Philippe en janvier 1831.
Le Juste milieu
Le Juste milieu deviendra une sorte de mouvement politique nouveau mais déjà décrit par Montesquieu, comme une méthode d’administration, de gouvernement, qui consiste à maintenir par la modération et les lois entre les prétentions de partis.
En marche ! et le parti du mouvement !
En accédant au trône, lors de la révolution de 1830, le roi a dû appeler au pouvoir des libéraux comme La Fayette ou le banquier Laffitte. Ils représentent ceux qui poussent à une politique hardie de réformes démocratiques à l’intérieur et d’interventions au-dehors de l’Hexagone; ils forment ce que l’on appelle le « parti du mouvement ». Louis-Philippe rompra avec eux dès qu’il le pourra, et ne gouvernera plus qu’avec les conservateurs.
Le grand écart
Les réformes qui seront mises en place, le seront de manière à favoriser les lois du marché et ceux qui le comprennent bien. Les tensions entre vieille aristocratie du faubourg Saint-Germain, noblesse du second empire ralliée au pouvoir royal, nouvelle bourgeoisie républicaine, artisans et commerçants, s’exaspéreront et de petites en grandes arnaques financières, désespéreront les faubourgs ouvriers et les petits artisans et paysans, peut-être déjà une France Insoumise?
C’est seulement à partir de 1851 que le second empire aura fait les réformes importantes en matière d’État, de finances, de communication, d’éducation de travail et d’industrie.
L’aventure militaire précipitera la chute de l’Empire et accélérera l’explosion sociale de 1871.
Entre temps, les fortunes auront changé de mains.
Quelques grandes arnaques historiques de l’époque
A chaque époque de changement profond, des failles apparaissent dans lesquelles s’engouffrent les escrocs. Ceux qui réussissent deviennent des modèles entrepreneuriaux ; ceux qui échouent passent à la trappe de l’histoire.
1830 : Affaire des fusils Gisquet : au milieu des menaces et des préparatifs de guerre européenne, Henri Gisquet, ancien associé de Casimir Perier, banquier d’affaires, fut chargé par le gouvernement de l’achat de 300 000 fusils et parvint à négocier l’acquisition de 566 000 armes de provenance anglaise. La Tribune, journal républicain, posa cette question : « N’est-il pas vrai que, dans les marchés de fusils et de draps, M. Casimir Perier et le maréchal Soult ont reçu chacun un pot-de-vin qui serait d’un million ? » Tous deux furent saisis et leurs directeurs traduits devant la cour d’assises. L’instruction établit que Gisquet avait traité l’affaire pour son propre compte, qu’il avait payé très cher des fusils défectueux, et qu’une partie de ces armes, refusées par le maréchal Gérard (ministre de la Guerre) avaient été acceptées par son successeur, le maréchal Soult.
juillet 1847 : affaire Teste-Cubières. Affaire de corruption politico-financière, deux anciens ministres sont jugés par la Cour des Pairs. Le général Despans-Cubières, s’étant lancé dans les affaires depuis peu, avait versé en 1843 un pot-de-vin de 100 000 francs au ministre des Travaux publics d’alors, Teste, pour obtenir le renouvellement d’une mine de sel.
décembre 1847 : arnaque pour l’obtention d’un poste de haut fonctionnaire : Henry, un postulant naïf à un poste de contrôleur des Contributions, s’étant vu imposer l’achat d’une autre place à la Cour des Comptes (pour quelqu’un d’autre et au tarif de 20 000 francs), réclamant ce qu’il n’obtient pas, exige des explications en faisant des “vagues” qui atteignent le Garde des Sceaux, Hébert. La “transaction” semble avoir été approuvée par Guizot lui-même, afin de récompenser un général, Bertin, fidèle au régime et actionnaire important du Journal des débats.
2009 à nos jours : Le journal Le Monde a publié en série de l’été l’histoire inachevée d’une arnaque gigantesque à la TVA sur les bourses de la taxe carbone, portant sur plusieurs centaines de millions d’euros, dont les acteurs sont, soient décédés de mort brutale, soit encore poursuivis et non encore jugés.[3]
Puisque le marché du carbone est ouvert à tous, il faut l’inonder de sociétés bidon qui achètent des quotas hors taxe à l’étranger, les revendent en trois clics TTC en France, réinvestissent aussitôt dans de nouveaux achats et ainsi de suite.
A chaque tour de manège, la Caisse des dépôts avance les 20 % de TVA, qui filent illico sur des comptes ouverts dans les paradis fiscaux et au bout de la chaîne, il suffit de disparaître avec les gains.
C’est exactement la même chose qu’avec les ventes de téléphones, sauf que sur un marché financier, c’est beaucoup plus rapide. Le rendement assuré est de presque 20 % au quart d’heure, du jamais-vu. Et avec les délais accordés par l’Etat pour rembourser la TVA perçue, « pendant six semaines, on est en dessous des radars », dit Marco Mouly.
2018 ?
Quelles sont les failles qui seront découvertes par nos futurs capitaines d’industrie ? Quels seront les personnages que Balzac aurait pu deviner en Nucingen, Gaudissart ou Gobseck de notre époque ? Quels sont ceux qui se feront avoir en 2018 ? les Grandet, Goriot, Birotteau ?
Les loups-cerviers à l’affût
Le grand Cointet exploitait avec habileté l’apparente bonhomie de son frère, il se servait de Jean comme d’une massue. Jean se chargeait des paroles dures, des exécutions qui répugnaient à la mansuétude de son frère. Jean avait le département des colères, il s’emportait, il laissait échapper des propositions inacceptables, qui rendaient celles de son frère plus douces ; et ils arrivaient ainsi, tôt ou tard, à leurs fins.
— Mais quelles seraient vos prétentions ? répliqua vivement Jean Cointet.
— Trois mille francs pour six mois, dit-elle.[4]
— Eh ! ma chère petite dame, vous parliez de vendre votre imprimerie vingt mille francs, répliqua tout doucettement Boniface. L’intérêt de vingt mille francs n’est que de douze cents francs, à six pour cent.
Eve resta pendant un moment tout interdite, et reconnut alors tout le prix de la discrétion en affaires.
Balzac tenta lui-même de chevaucher son époque, mais dans une troisième et dernière partie nous le verrons aux prises en train de négocier avec lui-même.
Yves HALIFA
24 août 2017
[1] Balzac en son pays ; P. MÉTADIER ; Éditions C.L.D., 1993.
[2] EDOUARD LEDERER / Journaliste au service Finance Le 08/08 à 06:00
En savoir plus sur https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/030432603467-honore-de-balzac-cesar-birotteau-2100987.php#RhrVIu9kih34jDpW.99
[3] série de cinq articles très documentés par les journalistes judiciaires, Simon Piel et Pascale Robert-Diard sur ce qu’ils nomment une Arnaque au carbone.
[4] Un franc 1830 = 2,20€
Laisser un commentaire